Paris, capital du Qatar


Paris, capital du Qatar

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Propos recueillis par Jacques de Guillebon

Le Qatar a fait de nous son terrain de jeu, annoncez-vous d’emblée. Certes. Mais il y a eu beaucoup de livres sur le sujet ces dernières années : apportez-vous des révélations nouvelles ?

Vanessa  Ratignier. Notre livre ne porte pas tant sur le Qatar que sur la France. À examiner notre pays au prisme de l’émirat, nous avons découvert une inquiétante réalité : celle d’une France sous influence. Étape par étape, nous révélons la façon dont la relation ancienne entre nos deux pays a mal tourné, qu’il s’agisse de la vente au Qatar d’un bien immobilier de l’État en pleine campagne présidentielle 2007, des velléités de l’émirat d’entrer au capital d’EADS et d’Areva, de l’affaire du fonds banlieues, du lancement de la chaîne BeIN Sports en France, ou de la bataille politique franco-française pour l’exploitation du gisement gazier de North Dome (3e réserve mondiale) et ses potentielles dérives financières.

Investir en France n’est pas le privilège des démocraties. Est-il si scandaleux que le Qatar place ses pions économiques dans l’Hexagone ?

Le problème, c’est que la France s’est laissé conquérir sans combattre, ou si peu. La relation que nous entretenons avec Doha rappelle le pire de la Françafrique. Et même une Françafrique inversée, comme si nous étions devenus une chasse gardée de l’émirat. Prenons l’exemple de la révision de la convention fiscale : signée au lendemain de la libération des infirmières bulgares, elle a fait de la France un véritable paradis fiscal pour le Qatar, pendant que la crise financière nous laissait craindre l’effondrement du capitalisme et que les États recapitalisaient leurs banques en urgence. Malgré tout, ce texte, qui privait la France de considérables recettes fiscales, a été voté par le Parlement avec une rapidité exceptionnelle ! Face à Doha, Paris n’élève étrangement jamais la voix.[access capability= »lire_inedits »]

Est-ce naïf de penser que nos dirigeants aient travaillé dans l’intérêt de la France ?

Certes, le Qatar est l’un des pays les plus riches du monde, avec lequel la France a grand intérêt à entretenir de bonnes relations, notamment pour lui vendre le Rafale. A fortiori dans un contexte économique et financier difficile qui rend crucial notre besoin de liquidités. Mais nos élites offrent un soutien infaillible au Qatar, quitte à lui accorder des privilèges contraires à l’intérêt général.

Nombreux sont les politiques, hommes d’affaires, industriels ou universitaires qui se bousculent au Forum de Doha sur la démocratie, alors que ce régime est tout sauf démocratique.

Et pour quel résultat ? Les investisseurs qataris en France visent avant tout à élargir leur carnet d’adresses et à constituer des rentes. C’est comme cela qu’on doit comprendre l’achat du PSG : c’était un club pas trop cher, et surtout il représente Paris, comme une marque de luxe.

Jusqu’à preuve du contraire, le rachat du PSG et les avantages accordés au Qatar ne sont pas des faits avérés de corruption…

Il y a plus grave ! On malmène les outils mêmes de la puissance française au profit des ambitions de la famille al-Thani : nos leviers d’influence, mais aussi nos principes républicains. Quand on sacrifie la laïcité au lycée français de Doha, quand on tolère le chantage exercé par certains Qataris sur des Français expatriés, on va à l’encontre des intérêts de la France, et des principes généraux de l’humanité. C’en est glaçant.

Néanmoins, de l’extérieur, grâce à l’image de modernité véhiculée par la famille royale, on a l’impression que l’émirat est quasiment un pays aux valeurs occidentales.

Le Qatar renvoie bel et bien l’image d’un pays ouvert et moderne, mais sa société n’en demeure pas moins profondément conservatrice. Ainsi, quand j’y suis allée, je n’ai pas eu besoin de porter un voile – sauf lors de l’interview du prédicateur star des Frères musulmans al-Qaradawi – et j’ai pu m’y promener en pantalon ou en jean sans subir une seule remarque. Si l’image progressiste du Qatar s’inscrit en partie dans son histoire – les Qataris, qui ont longtemps vécu du commerce de la perle, ont toujours été tournés vers l’extérieur –, cela reste un pays salafiste comme l’Arabie saoudite. D’ailleurs, l’image moderne de Doha participe indéniablement de sa bataille d’influence avec Riyad.

Sur la scène internationale, le Qatar rivalise-t-il avec les grandes puissances de la région ?

L’influence qatarie a atteint ses limites. En témoigne la menace formulée par le « gouvernement » libyen, qui envisagerait de rompre ses relations avec l’émirat si ce dernier continue de s’ingérer dans les affaires intérieures.

Comme la Turquie d’Erdogan, le Qatar est-il passé de la doctrine du « zéro ennemi » à un activisme diplomatique plus soutenu ?

Oui. Avec la guerre menée en 2011 contre Kadhafi, de pacificateur autoproclamé, le Qatar est passé dans le camp des va-t-en-guerre. Jusqu’aux années 2000, le Qatar développait une stratégie d’influence sur différents tableaux – au Darfour, au Liban, en Érythrée, en Israël, etc. Jusqu’à l’opération militaire « Plomb durci » menée à l’hiver 2009-2010, le pays entretenait même de bonnes relations avec l’État hébreu, un pari risqué dans le monde arabe. En parallèle, il soutenait le Hamas et abritait déjà l’imam al-Qaradawi, dont les prêches ne sont pas des plus pacifistes envers Israël. Cette stratégie à plusieurs bandes avait été conçue par Hamad al-Thani, l’ancien émir du Qatar qui avait destitué son père pour prendre le pouvoir en 1995. Il était habité par une considérable soif de reconnaissance qui lui serait venue de la remarque d’un douanier anglais qui, voyant son passeport, eut cette phrase malheureuse : « Le Qatar ? Ça existe vraiment ce pays-là ? » L’ancien émir en aurait conçu un ressentiment inouï, se jurant que plus jamais on ne lui tiendrait tel discours humiliant. Force est de constater que, sur ce plan, il est parvenu à ses fins.

Pas tout à fait, puisque Hamad al-Thani a brusquement abdiqué l’an dernier. Comme l’ont affirmé plusieurs analystes, son retrait découle-t-il de son infortune diplomatique ?

L’émir Hamad al-Thani a en effet abdiqué le 25 juin 2013 au profit de son fils Tamim, afin de calmer le jeu après les graves inquiétudes suscitées par sa politique étrangère. Le soutien, pour ne pas dire l’ingérence, du Qatar en Libye aux côtés des Frères musulmans, puis plus tard en Syrie notamment, a fait comparer le précédent émir à un dangereux apprenti sorcier. Mais l’état de grâce de son fils n’a pas duré plus de huit jours.

Pourquoi ?

Le 3 juillet, le président égyptien Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, était renversé. C’est alors qu’a eu lieu la vraie bascule. Doha a perdu son principal relais et l’Arabie saoudite a repris la main. Dès lors, les tensions n’ont cessé de s’accumuler entre le Qatar et ses voisins, qui lui reprochent ses liens avec les Frères musulmans et ses velléités d’ingérence. La crise a éclaté au grand jour au Conseil de coopération du Golfe le 5 mars 2014 : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Bahreïn ont symboliquement rappelé leurs ambassadeurs au Qatar. Quelques jours plus tard, Riyad inscrivait la Confrérie sur sa liste des organisations terroristes et demandait – en vain – la fermeture d’Al Jazeera. Avec la menace que fait aujourd’hui peser l’État islamique, le Qatar, soumis aux pressions des États-Unis et de ses voisins du Golfe, n’a d’autre choix que de rentrer dans le rang. Doha a ainsi été contraint de demander à plusieurs dirigeants des Frères musulmans de quitter l’émirat. Et le Qatar doit désormais prendre ses distances avec les mouvements djihadistes qu’il aurait, selon toute vraisemblance, auparavant soutenus.

Devant ce fiasco général, on aurait pu se dire que l’élection de François Hollande allait changer la donne.

En réalité, assez peu. Il y a quelque chose qui résiste. Ainsi, l’ancien ambassadeur du Qatar en France, qui est resté dix ans en poste à Paris avant d’être nommé à Washington, a été fait commandeur de la Légion d’honneur sans que la cérémonie soit inscrite à l’agenda officiel. Trop sensible ? Pour Manuel Valls, c’est un peu différent : on l’a dit proche du Qatar et, pourtant, c’est le seul dont on m’a dit qu’il s’était remué pour venir en aide aux Français bloqués au Qatar par leurs sponsors qataris. Reste que nos relations étroites avec Doha pourraient être l’occasion de promouvoir auprès de l’émirat certains des principes qui nous sont chers, par exemple en condamnant le système quasi esclavagiste de la kefala[1. La kefala est un principe du droit musulman qui, appliqué ici au monde du travail, réduit sous couvert de protection les travailleurs immigrés à un statut de servitude vis-à-vis de leur employeur.] mis en place pour les travailleurs étrangers. Si, en France, cela ne pose aucun problème à nos dirigeants, en Allemagne, il en va différemment. Bien que le montant des investissements qataris dans les sociétés allemandes s’élève à 18 milliards de dollars, Angela Merkel ne s’est pas gênée pour demander à l’émir Tamim d’améliorer les conditions de travail dans l’émirat !

On peut imputer plusieurs causes à la grande mansuétude française à l’égard de Doha. L’une des pistes que vous évoquez, c’est que l’émirat aurait financé le divorce de Nicolas Sarkozy avec Cécilia Attias…

Nous n’avons pas de preuve, mais nous rapportons des confidences faites par l’émir de l’époque à l’un de ses plus proches amis d’alors, Anis Naccache, lequel s’est confié à Pierre Péan. C’est piquant quand on sait que Naccache a été un ennemi de la France, condamné pour une tentative d’assassinat politique sur son territoire dans les années 1980 ![/access]

Une France sous influence, de Vanessa Ratignier avec Pierre Péan, Fayard, 2014

*Photo: Hannah.

Octobre 2014 #17

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste.

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