Petites bouchées froides


Petites bouchées froides

hammam sousse aymen hacen Vendredi 25 juillet 2014-27 ramadan 1435 À Hammam-Sousse. Il est 4h 45. Sans doute nul n’est-il prophète en son pays, mais tout le monde a le droit d’être reconnu, apprécié et aimé — dans son pays — pour ce qui le caractérise, pour ce qui le distingue, pour ce qui fait qu’il puisse lui aussi apporter sa pierre à l’édifice à construire ou en cours de construction. Je ne suis pas progressiste pour rien. Je crois les gens, les idées, les institutions et le monde perfectibles. En cherchant sur la Toile la citation exacte de Gramsci, parce que je suis absolument certain que les deux volumes que j’ai de lui ne la contiennent pas — aussi bien Guerre de mouvement et guerre de position, paru en 2011 aux éditions de La Fabrique d’après un choix et avec une présentation de Razmig Keucheyan, que Pourquoi je hais l’indifférence, publié en 2012, dans la très belle traduction et avec la superbe préface de Martin Rueff —, j’ai trouvé sur un site québécois plusieurs volumes contenant divers textes et des lettres choisies. Je ne sais pas si j’ai le droit d’employer un tel mot pour exprimer aussi bien mon bonheur que l’enthousiasme qui me caractérise, mais cette mise à sac est littéralement jouissive, si bien que la nuit dernière a été plus courte qu’il ne le fallait, en dépit du déplacement à venir pour Hammam-Sousse et de la rencontre escomptée. J’avoue que le passage qui suit, tiré d’une lettre de Gramsci à son frère Carlo datée du 19 décembre 1929, m’a bouleversé. Vous me comprendrez quand vous comparerez ces phrases passe-partout tenant lieu de fast-food (« Je suis pessimiste par l’intelligence, mais optimiste par la volonté ») à l’intégralité du passage : « Il me semble que dans de telles conditions, qui se sont prolongées pendant des années, avec de telles expériences psychologiques, l’homme devrait avoir atteint le plus haut degré de la sérénité stoïque, et acquis la conviction profonde que l’homme a en lui-même la source de ses forces morales, que tout dépend de lui, de son énergie, de sa volonté, de la cohérence inébranlable des fins qu’il se propose et des moyens qu’il met en œuvre pour les réaliser — de façon à ne plus jamais désespérer et à ne plus tomber dans ces états d’esprit communs et vulgaires qu’on appelle pessimisme et optimisme. Mon état d’âme fait la synthèse de ces deux sentiments et les dépasse : je suis pessimiste par l’intelligence, mais optimiste par la volonté. Je pense, en toute circonstance, à la pire hypothèse, pour mettre en branle toutes mes réserves de volonté et être capable d’abattre l’obstacle. Je ne me suis jamais fait d’illusions et n’ai jamais eu de désillusions. En particulier je me suis toujours armé d’une patience illimitée, non passive, inerte, mais animée de persévérance. — Bien sûr, il existe aujourd’hui une crise morale très grave, mais il y en a eu dans le passé de bien plus graves encore et il y a une différence entre aujourd’hui et le passé […]. »   N’est-ce pas que la différence est nette ? Entre le torchon et la serviette, le bon grain et l’ivraie, il est des immenses contrées. En relevant cela, je m’aperçois que c’est tout ce que la culture ambiante, celle dite de consommation, veut et exige en fin de compte : imposer le florilège, l’anthologie, le bon mot, le choix, les mélanges, dans le but de procurer à tous et à chacun — donc à personne — une quelconque satisfaction. Est-ce cependant contre cela que Cioran s’insurgeait dans De l’inconvénient d’être né, quand il formulait ce vœu : « “La vie ne semble un bien qu’à l’insensé”, se plaisait à dire, il y a vingt-trois siècles, Hégésias, philosophe cyrénaïque, dont il ne reste à peu près que ce propos… S’il y a une œuvre qu’on aimerait réinventer, c’est bien la sienne » ?   N’est-ce pas problématique ? N’y a-t-il pas là de quoi nourrir une problématique ? Un auteur de fragments, fragmentaire, à fragments cherchant à ou rêvant de « réinventer » une « œuvre » perdue ? Comment réconcilier le fragmentaire avec le besoin, semble-t-il, tenace de faire œuvre ?  Le fragment, le fragmentaire comme opéra, au sens premier du terme, celui d’opera latine, donc d’œuvre ou d’Œuvre ? Je voudrais par ailleurs dire, ne serait-ce que par parenthèse, que je trouve extraordinaire la présence de Gramsci et de Cioran cités, appréciés, commentés dans le même contexte. Le jeune Hatem, qui m’a très bien présenté à la Commune de Hammam-Sousse, même si, selon les trop exigeants Ridha Hacen et Hamdi Djedidi, je méritais mieux — bien que je ne sois pas d’accord, un jeune comme lui devant être aidé et soutenu afin d’y prendre de la graine en mettant la main à la pâte et en malaxant jusqu’à l’épuisement  —, donc le jeune Hatem m’a interrogé non sans insistance sur les raisons de ma passion pour Cioran. Oui, cela saute aux yeux : je n’ai presque rien en commun avec cet enfant terrible des Carpates. Sans doute. Peut-être bien. Mais non somme toute, n’avoir rien en commun avec un auteur, par là même avec quelqu’un et pouvoir ainsi dialoguer et vivre avec lui, le suivre et le diffuser, l’aimer et le faire aimer, etc., etc., etc., est le signe même que la différence est amour, que la différence est un épanouissement, que l’optimisme et le pessimisme ne sont que des catégories, des postures et qu’il faut les dépasser comme je l’ai relevé à propos de Cioran dans mon étude sur le gai désespoir, merveilleuse trouvaille que nous devons à Cioran lui-même. Hamdi Djedidi, jeune généraliste dont il me faut brosser le portrait, me dit que la rencontre a été une réussite et que, égal à moi-même, j’ai su « lui donner le sourire, l’intelligence et l’espoir » qui me caractérisent à ses yeux, lui qui me connaît depuis plus de vingt ans, vu que nous avons été ensemble chez les scouts. Ce qu’il me dit m’émeut d’autant plus qu’il me rappelle ce vœu de feu Mohamed al-Maghout : (يا رب امنحني أرجل العنكبوت لأتعلق أنا وكل أطفال الشرق بسقف الوطن حتى تمر هذه المرحلة) : « Dieu, accordez-moi des pattes d’araignée pour que je m’agrippe ainsi que tous les enfants d’Orient au toit de la patrie jusqu’à ce que cette étape passe. » — Sans doute cela n’est-il qu’un vœu pieux, mais nous devons toutes et tous y croire, même si pour dire l’espoir nous devons passer par le gai désespoir.



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est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Poète, prosateur, essayiste, traducteur et chroniqueur littéraire, il enseigne la langue, la civilisation et la littérature françaises à l’École Normale Supérieure de Tunis.

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