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Raymond Aron, penser le déni

Hier et aujourd’hui...


Raymond Aron, penser le déni
Raymond Aron, octobre 1983 © Sipa

Le spectateur engagé est mort il y a quarante ans. En s’opposant à la doxa bien-pensante, cet intellectuel rationnel et clairvoyant a dénoncé l’aveuglement idéologique de la gauche. Alors que les diktats communistes d’hier sont devenus les injonctions wokes d’aujourd’hui, sa pensée est cruellement actuelle


Il y a quarante ans disparaissait Raymond Aron (mars 1905 – octobre 1983). Normalien et agrégé de philosophie, au temps où ces diplômes avaient une valeur, titulaire de la chaire « Sociologie de la civilisation moderne » au Collège de France à une époque où un esprit libéral pouvait être sociologue et aussi faire cours au Collège de France, trente ans éditorialiste au Figaro au temps où l’on achetait la presse écrite, spectateur engagé mais fantasmé en conseiller du prince quand il y avait encore des conseillers pour les princes et, surtout, des princes pour les conseillers, il fut l’un des esprits les plus remarquables de la France d’avant. Intellectuel anticonformiste, à la confluence des sciences sociales et politiques, de l’histoire et de la philosophie, il marqua une époque où certaines figures se pliaient encore à l’exigence de la conversation et où l’anticonformisme dénonçait l’aveuglement d’une intelligentsia communiste et communisante tout à sa construction fanatique ou complaisamment littéraire de la réalité.

Quand le réel ne s’expliquait pas par les ressentis

Cette époque est en grande partie révolue. Les intellectuels sont devenus des experts et la pensée s’est subdivisée en de multiples microspécialités étanches. La confluence des disciplines et des outils rationnels de compréhension du monde s’est muée en une convergence d’un nouveau type, l’intersectionnalité, carrefour pluridisciplinaire des ressentis et des jérémiades victimaires élevés au rang de système d’explication de tout. La conversation, nécessairement âpre pour être fructueuse, a été remplacée par l’invective et l’injure, doux héritage du monologue sartrien : moi qui ai raison et tous ces chiens qui ne partagent pas mon avis. Quant à l’anticonformisme, il est devenu une sorte de rupture conventionnelle prévue par la société elle-même : subventionner la dissidence et attribuer des homologations en pensée « disruptive »sont les meilleurs moyens de consolider les bases du mainstream.

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Une constante néanmoins, au milieu de tous ces bouleversements : le persistant aveuglement de ce « vague ensemble » de la gauche (délicieuse expression aronienne) toujours convaincue de sa supériorité morale et qui continue à juger « préférable d’admettre non pas la réalité mais la réalité telle qu’elle serait si elle était conforme à ses désirs ». La lecture, en 2023, de L’Opium des intellectuels(1955) et du Spectateur engagé (1981) est saisissante d’actualité : personne mieux que Raymond Aron n’a brossé avec autant de clarté le portrait idéologique de ces belles âmes, « impitoyables aux défaillances des démocraties mais indulgentes aux plus grands crimes, pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines ». Les bonnes doctrines d’aujourd’hui (écoféminisme, transgenrisme, intersectionnalisme, etc.) ont des noms en –isme à géométrie variable, mais àegométrie invariable. Elles hurlent ensemble aux inégalités structurelles, au racisme systémique et à l’incurie écologique, vomissent la VeRépublique et l’Anthropocène, mais justifient l’agressivité des rapports humains, la haine des riches et des classes moyennes, la sédition politico-religieuse, les émeutes urbaines et le vandalisme dans les campagnes, la hargne entre les sexes, l’hystérie du genre, le retour de la notion de race et l’éco-anxiété. Ces bonnes doctrines n’ont pas encore fait des dizaines de millions de morts comme le communisme, mais elles ont obtenu la mort sociale de nombreux universitaires, réécrit les livres d’histoire, les manuels scolaires et les livres pour les tout-petits. Elles ont repensé l’école, le monde du travail et les loisirs, enfermé les gens dans un quant-à-soi prudent, transformé des faits de société alarmants en faits divers dérisoires, tout en inscrivant le racisme, le sexisme, l’islamo-grosso-trans-phobisme comme crimes quotidiens contre l’humanité. Elles ont suspecté la haine de l’Autre dans l’indécrottable attachement à notre culture, demandé aux plus jeunes de ne plus rêver d’avions, aux adolescents d’avoir peur pour leur avenir et à leurs parents de prouver leur progressisme.

La gauche et la condamnation du réel

« Tout peut se reproduire en histoire », « nos sociétés sont toutes menacées par les systèmes totalitaires », disait Raymond Aron. Il était bien placé pour le dire ayant vécu, à lui seul, cinquante ans d’histoire, de la Grande Guerre à la guerre d’Algérie. Clairvoyant sur la montée du nazisme et la catastrophe à venir lors de son séjour en Allemagne entre 1930 et 1933, exaspéré de voir qu’avec le marxisme-léninisme, l’intelligentsia retombait dans le piège du totalitarisme au nom, cette fois, d’une doctrine généreuse, il a pensé le déni, qu’il nommait « la condamnation du réel », comme un élément constitutif des idéologies de gauche. Contestation du lien entre réalité et vérité, le déni est aujourd’hui le métavers idéologique à travers lequel nous sommes priés de voir ce que nous sommes contraints de souhaiter. Cas d’école en la matière : « Les résultats du baccalauréat de juin dernier sont un peu inférieurs à ceux de 2022, ce qui prouve que le baccalauréat est un examen exigeant » (Pap N’Diaye, ancien ministre de l’Éducation nationale).

A lire ensuite, Jonathan Siksou: Le cas Notre-Dame

Au-delà de l’hommage qu’on lui doit, lire Raymond Aron est, plus que jamais, un exercice d’hygiène intellectuelle. En ces temps ensuqués par l’hyperinclusivisme émotionnel et les messianismes de caniveau, la pensée rationnelle d’un homme qui, sa vie durant, s’est refusé à jouer à la conscience universelle et a rappelé à qui ne voulait surtout pas l’entendre que le réel est complexe et équivoque, est une consolation et une voie à suivre.

« Je trouve un peu prétentieux de rappeler à chaque instant mon amour de l’humanité. » Le jour où des adolescents se promèneront avec cette phrase sur leur T-shirt, la partie sera, peut-être, gagnée.

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Novembre 2023 – Causeur #117

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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