Le professeur des universités Alexandre Gady dirige la mission de préfiguration du musée du Grand Siècle. L’établissement actuellement en chantier exposera de remarquables œuvres d’art ainsi que divers objets du quotidien pour cerner une civilisation aujourd’hui méconnue : celle de la France du XVIIe siècle.
Le musée du Grand Siècle ouvrira ses portes fin 2027 à Saint-Cloud. Ce projet ambitieux, né de la donation de la collection Pierre Rosenberg et de la volonté de Patrick Devedjian d’offrir aux Hauts-de-Seine, dont il présidait le conseil départemental, un musée d’art ancien, a été confié à Alexandre Gady. Dans une caserne militaire bicentenaire réhabilitée par l’architecte Rudy Ricciotti, toutes les facettes du XVIIe siècle français seront présentées au grand public.
Causeur. Il existe déjà plus de deux cents musées en Île-de-France, pourquoi y en ouvrir un nouveau ?
Alexandre Gady. C’est la question que m’a posée le patron du Louvre quand je suis allé le voir au début de l’aventure ! Je faisais la tournée des directeurs de grands musées pour leur présenter mon projet et leur demander s’ils étaient prêts à nous accompagner sous la forme de dépôts d’œuvres, notamment. Jean-Luc Martinez, alors à la tête du Louvre, m’a dit que c’était une folie d’ouvrir un nouveau musée car « les musées sont vides » – ce qui était, dans la bouche du président-directeur du Louvre, une stimulante provocation. Mais c’est une vraie question. La donation Pierre Rosenberg devait d’abord se faire en province, dans l’Eure, dans un endroit merveilleux, Les Andelys, qu’il avait choisi parce que c’est le village natal de Poussin. Mais ses amis s’inquiétaient, car la commune n’est accessible qu’en voiture. On craignait donc que cette donation généreuse ne devienne l’un de ces petits musées charmants mais isolés et de ce fait, peu fréquentés.
À l’initiative de Patrick Devedjian, au printemps 2019, la donation s’est faite dans les Hauts-de-Seine, dont il présidait alors le conseil départemental. Et la problématique s’est inversée : nous arrivions dans une région qu’on qualifierait, dans le jargon économique, d’« hyper concurrentielle ».
Toutefois, ce projet est plus qu’un musée car, outre l’histoire du Grand Siècle, c’est un lieu dédié aux collectionneurs et au collectionnisme – cette maladie délicieuse propre à la race humaine –, ainsi qu’à la recherche fondamentale. L’ensemble comprendra en effet un centre ouvert aux étudiants et aux chercheurs, permettant de consulter la fabuleuse documentation de Pierre Rosenberg, ainsi que sa bibliothèque, soit plus de 50 000 ouvrages. Tout cela nous a donc semblé légitimer la création d’un musée, qui sera le quatrième du département1. Enfin, je pense que le musée est un instrument de civilisation : au vu de l’état général de notre société, c’est un luxe particulièrement utile.
Peut-on dire qu’il est l’« œuvre » de Patrick Devedjian ?
Dans sa grande politique culturelle, celui-ci voulait en effet créer un musée d’art ancien, après avoir beaucoup fait pour l’art contemporain (le rachat et la restauration de la Tour aux figures de Dubuffet, ou encore l’installation de sculptures dans l’espace public à La Défense). On savait la passion de cet ancien élève de Raymond Aron pour l’histoire politique du XIXe siècle – ce collaborateur de Commentaire était aussi un grand lecteur ; on savait sa passion pour la musique, qui a abouti à la construction de la Seine musicale dans l’île Seguin ; toutefois, on connaissait moins son goût pour le xviie siècle, son goût des dessins et des tableaux qu’il a commencé à admirer en compagnie d’Antoine Schnapper, gendre d’Aron, grand historien de l’art, spécialiste de la peinture française du XVIIe. S’est ainsi constituée une petite famille d’amateurs et d’historiens de l’art : c’est avec Schnapper qu’il allait chiner aux Puces et à Drouot, comme le faisaient tous les historiens de l’art de cette génération. La rencontre entre Pierre Rosenberg et Patrick Devedjian s’est bâtie sur ce substrat, sur ce goût, sur cet œil. La fusion entre les deux hommes s’explique peut-être aussi par une hypersensibilité aux drames du XXe siècle, le génocide arménien pour Patrick Devedjian et le génocide juif pour Pierre Rosenberg.
Comment le musée présentera-t-il le Grand Siècle, ce XVIIe français ? C’est un vaste sujet…
Lorsqu’on a reçu la donation de la collection Rosenberg, il a fallu rédiger ce qu’on appelle dans les musées un PSC (projet scientifique et culturel). Il ne fallait pas trahir la donation, mais il n’a jamais été question non plus que ce soit un « musée Pierre Rosenberg ». La donation, composée de trois corpus, est généreuse et diverse : 694 peintures, 3 500 dessins et 680 animaux de verre de Murano, auxquels s’ajoutent la bibliothèque de 50 000 ouvrages et sa documentation. J’ai donc tiré trois fils structurant cette collection qui couvre quatre siècles. Le premier est le xviie français (même si Pierre Rosenberg est aussi un grand spécialiste de la peinture des XVIIIe et XIXe siècles), le deuxième est la recherche fondamentale qui a marqué toute sa carrière, et le troisième est le collectionneur, lui-même se définissant comme un « brocanteur compulsif ». Il achète sans cesse et a fini par créer chez lui un univers où tous les objets se parlent entre eux. C’est une partie que nous ne voulions pas perdre afin que le public puisse entrer dans l’intimité du collectionneur, avec ses goûts, ses dégoûts, ses mauvais goûts, un accrochage dense qui n’est pas classé par école ou par style, provoquant des courts-circuits stimulants. Nous n’allons pas pouvoir transposer exactement son accrochage, mais tâcher d’en conserver l’esprit dans la partie autonome, appelée le « cabinet des collectionneurs » – pluriel qui implique, nous l’espérons, d’autres dons à venir !
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Mais qu’avons-nous à dire sur le XVIIe siècle aujourd’hui ?
Nous avons d’abord voulu présenter un « grand » XVIIe siècle, dans l’acception du Dictionnaire de François Bluche (1989), qui commence à Henri IV et qui s’achève à la Régence de Philippe d’Orléans. Ce n’est pas un « musée Louis XIV ».
Ensuite, nous nous sommes concentrés sur la France, non par chauvinisme mais pour des raisons de moyens. Constituer une collection internationale demanderait des sommes colossales pour être actifs sur les marchés de l’art anglais, allemand, italien, espagnol… ce qui est impossible pour un musée départemental, même si nous avons de grandes ambitions.
Enfin s’est posée la question du propos même du musée. Étant situé non loin du Louvre, qui a la plus belle collection de peintures françaises du XVIIe, et du château de Versailles, où le roi a vécu, nous ne pouvions prétendre être un musée de site, avec une mémoire à raconter, ni un musée des beaux-arts. J’ai donc proposé un musée thématique, sur une base historienne, pour raconter une civilisation. Le musée du Grand Siècle est un musée de civilisation qui, de ce fait, parlera de tout le monde, du roi au paysan, du marin à l’esclave, de Paris au fin fond de la province… Outre le fonds Rosenberg, notre politique d’acquisition vise ainsi tous les médiums : sculptures, mobiliers, objets d’art, objets religieux, scientifiques et de la vie quotidienne, mais aussi estampes, livres, pièces et médailles… Réunir tout ce qui fait le Grand Siècle et développer un discours thématisé. Les œuvres et les objets seront présentés dans cinq séquences, tout au long des 24 salles, sur un parcours d’environ 2 900 mètres carrés.
Êtes-vous sûr que le Grand Siècle parle à tout le monde ?
Si on n’est pas versé dans l’art ancien et ses complexités, un musée des beaux-arts est soit une délectation, soit une expérience anxiogène : que veulent dire ces tableaux, qui sont ces personnages, quelle est cette scène, qui est ce roi… ? Si on déplore un certain effondrement de la culture générale, ou si on constate simplement que la société a changé, il est illusoire de faire un musée pour expliquer au public que Le Sueur est plus important que Champaigne ou que Champaigne est plus intéressant que La Hyre… En s’appuyant sur l’histoire, ce musée s’adresse donc à tout le monde, aux Français d’aujourd’hui, aux étrangers, aux jeunes qui ne savent rien comme aux vieux qui ont tout oublié…
Mais comment toucher tous ces gens en même temps ?
En considérant d’abord qu’il n’y a pas d’évidence. La sensibilisation commence par là, et le musée du Grand Siècle a un rôle à jouer, un vide à combler. Dans ma jeunesse et encore plus dans celle de mes parents, on était plutôt à l’aise avec la Comédie-Française, Molière, les Gobelins, Louis XIV, les Fables de La Fontaine, les Sermons de Bossuet, Pascal… C’était la culture française traditionnelle, une culture littéraire partagée. J’ai appris Le Cid en classe de CM2, j’espère que cela se pratique encore… on s’est sans doute éloigné de tout cela. Mais pour moi, ce n’est pas si grave car on peut désormais parier sur l’attirance du lointain, la curiosité de ce qui est devenu « exotique » à notre modernité, pour faire venir le public. Il ne faut pas chercher à porter un discours complexe. Il faut fuir l’entre-soi et porter une véritable démarche d’historien qui veut transmettre son discours sans a priori. C’est le but de nos salles thématiques.

Par exemple ?
La première séquence du parcours, composée de cinq salles, est consacrée aux deux pouvoirs verticaux qui structuraient la société du XVIIe siècle : le roi et l’Église. En apparence, l’inverse de notre société, même si nous avons depuis 1962 un président de la République omnipotent dans une « monarchie républicaine ». Des clins d’œil sont possibles…
Le principe des salles thématiques permet d’en passer une si son thème ne vous intéresse pas, sans pour autant perdre le fil de la présentation générale. Cela est permis grâce au formidable bâtiment qu’on nous a donné, cette caserne royale voulue par Charles X, à Saint-Cloud, dont on fête cette année le bicentenaire. Le bâtiment ne mesurant que 13 mètres de large, les salles s’enchaînent, on est pris par la main de l’entrée à la sortie… ce qui permet de construire un discours articulé pour aborder le plus de sujets possible : la religion, la politique, la famille royale, la fabrique de l’image du pouvoir, la guerre, la paix, le commerce, le premier empire colonial, les manufactures, la misère… et des parties plus attendues dans un musée, avec les arts décoratifs, un moment de l’art de cette période-clef. Nous allons notamment reconstituer un appartement du Grand Siècle permettant d’illustrer concrètement la notion de distribution, qu’il est important de faire comprendre au public en lui faisant traverser l’appartement (antichambre, chambre, cabinet, garde-robe, oratoire, etc.) plutôt qu’en lui faisant lire un plan.
Les arts vivants seront-ils aussi présents ?
Bien sûr, avec le théâtre, la musique, la danse et l’opéra. Ainsi que la relation ambiguë à l’Italie, à la Rome antique et contemporaine. Le voyage raté du Bernin en 1665, ou Poussin surnommé le « Français de Rome ». Un mécène nous a d’ailleurs offert une toile de Poussin.
Il y aura aussi une grande salle sur l’aménagement du territoire, qui est vraiment un sujet français, avec Vauban, le canal du Midi et surtout les villes neuves : Charleville, Richelieu, Versailles, Rochefort…
Le parcours s’achèvera sur les sciences et tous les apports que l’on doit au Grand Siècle. Sauf en médecine ! Molière a tout dit à ce sujet. En revanche, des progrès considérables ont été faits sur la mesure du temps et de l’espace, ainsi que sur la connaissance du règne animal. C’est à travers ce cheminement que nous pourrons aborder le plus largement possible la civilisation du Grand Siècle.
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L’architecte Rudy Ricciotti signe la réhabilitation de cette caserne Charles X. Par quoi se distingue-t-elle ?
Le projet de Rudy Ricciotti respecte remarquablement bien le patrimoine militaire du site – on sait son rapport militant à l’armée ! –, jusqu’à préserver le grand vide de la cour et à abattre des milliers de mètres carrés de bâtiments sans valeur archéologique pour rendre au lieu toute sa majesté. Ensuite, son geste contemporain n’est pas une gesticulation. Il fallait un bâtiment moderne en plus des édifices historiques : il a dessiné un bâtiment discret mais doté d’une vraie personnalité architecturale grâce à une colonnade d’arbres en « Befup », sa spécialité : il s’agit d’un béton moulé, ici blanc et non pas noir comme au Mucem de Marseille. Son projet était également le meilleur en termes de préoccupations énergétiques pour préserver notre chère planète. Enfin, il était le moins cher des trois présentés au concours. Avec le scénographe Frédéric Casanova, qui a imaginé des salles d’un calme spectaculaire, on est arrivé à un point d’équilibre. Parfaitement moderne et parfaitement classique. La juste mesure, une vertu… du Grand Siècle.
À voir
Avant l’ouverture du musée fin 2027, les acquisitions faites pour le musée du Grand Siècle depuis 2020 sont exposées au Petit Château de Sceaux.
Entrée gratuite les vendredi, samedi et dimanche.
museedugrandsiecle.hauts-de-seine.fr/reouverture-du-petit-chateau-de-sceaux
- . Qui compte déjà le château de Sceaux, le musée Albert Kahn et la maison de Chateaubriand. ↩︎





