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Les deux contre-offensives ukrainiennes

Il y a eu deux contre-offensives : d'abord celle de Zelensky, ensuite celle des généraux


Les deux contre-offensives ukrainiennes
Joe Biden et Volodymyr Zelensky au G7, 2/07/2023 Pavel Golovkin/AP/SIPA ap22801644_000024

Après l’échec d’une première tentative, Kiev a changé de logique.


La campagne ukrainienne communément appelée « contre-offensive » dure déjà depuis plus de deux mois avec de maigres résultats visibles. À l’évidence, les unités lancées fin mai-début juin à l’assaut d’un front très long (à l’époque de Kremina/Bakhmout à Zaporirjja/Orikhiv) n’ont obtenu que des gains territoriaux marginaux. Même à Kremina/Bakhmout, où les Russes n’ont pas pu créer un espace de défense en profondeur, les avancées ne sont pas importantes. Plus vers l’ouest, les Ukrainiens n’ont pas pu percer les défenses russes et en dix semaines n’ont pu avancer que de quelques dizaines de kilomètres. Ces efforts peu concluants en kilomètres carrés de territoire libéré leur ont couté cher en hommes et en matériel, même s’il est difficile de donner une estimation quantitative (combien de pertes ?) et qualitative (à quel point les unités engagées sont-elles encore opérationnelles ?) de la situation et donc du potentiel offensif global de l’Ukraine aujourd’hui.

Pour compléter cet état des lieux, quelques faits nouveaux sont à prendre en compte : les Ukrainiens ont établi une tête de pont au sud de la Dniepr, non loin de la ville de Kherson, une opération que les Russes n’ont pas réussi à étouffer. Le potentiel de cette tête de pont est probablement limité (les Ukrainiens, tout en arrivant à s’y maintenir, n’ont pas les moyens d’y envoyer des troupes et de ravitailler des forces importantes), mais pour les Russes, c’est un problème à surveiller, qui consomme des moyens et de l’attention. Nous ne sommes donc ni à Dieppe en 1942 ni en Normandie en 1944.

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Plus important encore, il semblerait que l’Ukraine ait engagée sa dernière réserve stratégique, le Xème Corps, dans le secteur d’Orikhiv pour soutenir le IXème Corps qui s’y épuise depuis début juin. Enfin, les médias bruissent ces derniers jours d’analyses négatives et d’expressions de déception à propos des performances ukrainiennes.

Que peut-on en déduire ? L’idée qu’on peut transformer en quelques mois les forces ukrainiennes en armée otanienne ou américaine capable d’assimiler parfaitement systèmes d’armement, doctrines et « culture d’entreprise », leur permettant de percer un espace de défense russe, était erronée. Mais en fait, quel acteur ou commentateur sérieux a jamais cru possible une telle transformation ? Certainement pas les stratèges américains, dont l’opinion très défavorable à l’égard des forces ukrainiennes n’a pas fondamentalement changé depuis le 24 février 2022. Au contraire, les analystes américains ont toujours dit que la qualité des forces ukrainiennes est très inégale et que plus on monte dans la hiérarchie, plus on rencontre des officiers supérieurs et militaires de carrière et plus on trouve une armée de type soviétique, une sœur – certes plus douée et plus motivée – de l’armée d’en face ! Rappelons aussi que les Américains ne sont pas très enthousiastes à la perspective de l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN (Washington est même plus réticent que Paris, pour dire !). Selon les analystes américains, les Ukrainiens n’ont pas eu les moyens d’une percée pour deux raisons : ils ne maitrisent pas le combat inter-arme (synergie des moyens employés plutôt que simple synchronisation) et ne bénéficient pas de la supériorité aérienne. Et il est très probable d’ailleurs que les généraux ukrainiens partageaient cet avis.

On peut donc imaginer le débat au sein du conseil de guerre suprême ukrainien fin 2022-début 2023. D’un côté, la direction politique et civile a devant les yeux la survie de l’Ukraine (État et société), les alliances (UE, OTAN, aide militaire, aide financière, aide diplomatique, sanctions contre la Russie) et le chemin vers la sortie de la crise. Leurs yeux sont rivés sur le calendrier et le paysage politique américains, les relations avec d’autres États et donc leurs intérêts et leurs temporalités et bien sûr les autres crises, dont notre temps n’est pas avare. Autrement dit la situation de Trump est plus importante que l’état des travaux de défense des Russes à Zaporijja. Ils estiment pouvoir perdre une bataille mais ne peuvent pas se permettre de perdre la Maison blanche et le Capitole.

Ces personnes-là sont les plus susceptibles d’être impressionnées par les jouets occidentaux (les Léopard, les Bradley, les Abrahams, les Patriot) et les tableaux Excel précisant nombre d’unités formées, équipées et entrainées. Elles auraient facilement pu croire que leur armée était plus performante qu’elle ne l’est réellement et ainsi imposer un calendrier et des objectifs en adéquation avec des considérations telles que « Ne pas laisser fléchir les soutiens occidentaux pour l’Ukraine » ou « Donner du fil à retordre aux Républicains américains qui cherchent des prétextes pour couper les aides à l’Ukraine ».

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On peut imaginer en face les généraux, traditionnellement très prudents, jamais prêts, ayant toujours besoin de plus de moyens et de temps et surtout pas très sensibles aux états d’âme d’un sénateur d’Alabama (pourtant en mesure de leur couper le robinet !). Mais ces généraux ont également une meilleure connaissance des faiblesses de leur armée, des manques de compétences de certains de leurs collègues, anciens camarades de promo, anciens chefs ou subordonnés, aujourd’hui à la tête de divisions, de brigades et de corps d’armées. Ils savent pertinemment qu’ils commandent une armée avec des généraux largement soviétisés et des troupes très occidentalisées. 

À ce débat il faut ajouter les relations compliquées avec les alliés, notamment les Américains (militaires et civils). Ceux qui connaissent les arcanes des alliances, ayant mené la guerre ensemble en 1916-1918 et en 1939-1945, savent très bien que les dirigeants passent le plus clair de leur temps à gérer ces relations presque toujours conflictuelles et semées de suspicions.

C’est entre ces deux pôles et avec de fortes pressions américaines qu’un compromis a probablement été élaboré. La contre-offensive ukrainienne ne correspondrait donc ni à une logique purement politique ni à une logique purement militaire. C’est pourquoi nous avons vu une brève tentative début juin d’y aller « à l’américaine » avec du matériel occidental et des unités récemment formées et entrainées par l’OTAN. Il s’agissait d’une manœuvre à petite échelle, dont l’échec fut total. Et le plus intéressant, c’est que les Ukrainiens ne se sont pas acharnés, donnant l’impression que les généraux, forcés par les politiques, ont fait un essai en « live » qu’ils savaient condamné. Ils ont donc fait la démonstration pour clouer le bec aux politiques et leur signifier que la guerre est une affaire des professionnels et que désormais il faut oublier Rommel et Schwartzkopf.

A partir de ce moment-là, on voit un retour à la campagne de Kherson : coller aux Russes pour qu’ils se fatiguent, couper leur ravitaillement avec forces spéciales, drones et munitions de précision, pour qu’ils s’épuisent, et attendre qu’ils s’écroulent ou décident de se retirer, faute de moyens de tenir le front.

Nous avons donc affaire à deux contre-offensives. La première est celle de Zelensky. Elle a duré une semaine et s’est soldée par un échec. Depuis mi-juin, nous voyons se déployer la deuxième, celle des généraux. Et pour celle-là, ce ne sont pas les kilomètres carrés libérés qui comptent, mais le temps que les Russes pourront tenir sans être relevés, sans être correctement soignés, sans être bien ravitaillés.  Et dans le cadre de cette stratégie, ils font mieux que reprendre des hameaux aux noms imprononçables et cela, ni les Ukrainiens ni les Otaniens ne le disent. Ainsi, mi-juillet, le général russe Yvan Popov, commandant d’unités russes dans le sud de l’Ukraine, a indiqué dans un message vocal avoir été limogé après avoir dit à ses supérieurs que la situation était désastreuse et que ses hommes ont été poignardés dans le dos par les défaillances des hauts gradés militaires. « L’armée ukrainienne n’a pas pu percer notre front, mais notre chef principal nous a frappés par l’arrière, décapitant violemment l’armée au moment le plus difficile et le plus intense », a déclaré le général, aux commandes de la 58e armée. Popov a explicitement évoqué la mort de soldats russes à cause de l’artillerie ukrainienne et a ajouté que « l’armée manquait de systèmes de contre-artillerie appropriés pour répliquer ». Les frappes sur les lignes de communication russes dans le nord-est de la Crimée comme au pont de Kertch illustrent la logique profonde de l’actuelle contre-offensive ukrainienne et les propos de Popov sont un exemple de ses effets.

En ce moment il est impossible de connaître le bilan réel de l’offensive ukrainienne faute d’avancée visible sur le terrain. Cependant, comme lors de l’offensive de Kherson (septembre-novembre 2022), ce n’est pas le bon critère pour juger des performances de l’armée ukrainienne. En revanche, on peut estimer que les deux côtés sont extrêmement éprouvés et plus ou moins proches de la rupture. Nous sommes face à une terrible bataille de volontés : volonté politico-militaire de continuer à alimenter l’effort en hommes et en moyens, volonté des soldats et des officiers de serrer les dents et de tenir, tenir, tenir. Si les Ukrainiens ont effectivement engagé leur dernier corps d’armée disponible, c’est probablement le signe qu’ils croient devoir continuer l’effort, car les Russes sont proches du point de rupture. C’est un bilan subjectif, mais quand il s’agit de volonté, c’est ce qu’on croit qui compte.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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