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L’humour, stade suprême de la violence


L’humour, stade suprême de la violence

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Causeur. Les défenseurs de Dieudonné invoquent une sorte de droit au blasphème rigolard qui permettrait de se moquer de tout, y compris d’Auschwitz. Et après tout, il y a beaucoup de blagues juives sur les camps. Mais on dirait que le rire lui-même a changé: Omniprésent, il est aussi devenu ricanement. Bref, nous ne vivons pas sous le règne de l’humour, mais sous la férule de l’humorisme. Que nous est-il arrivé ?

Ariel Wizman. Mon envie de rire est permanente, c’est pourquoi je réfléchis autant que possible dessus. Ce qui nous est arrivé, c’est que le rire est devenu la forme socialement acceptable de la violence. Un quart de nos jeunes sont au chômage, avec beaucoup de temps, et pour certains des pulsions extrêmement violentes à assouvir. L’humour leur sert de défouloir. Et cela va des chroniques que l’on entend à la radio, apparemment innocentes mais bien plus cassantes qu’auparavant, à des exécutions publiques goguenardes. Aujourd’hui, l’humour, c’est souvent une excuse pour éviter de réfléchir et cogner direct.

Il n’en est pas toujours allé ainsi. L’ironie, la distance, l’esprit sont des moyens de comprendre, de dévoiler, de démystifier. Et la France peut se prévaloir d’une longue tradition dans ce domaine…

 Rien ne m’énerve plus que ce recours réactionnaire à la tradition ! C’est l’argument terroir, employé à tout bout de champ : ne luttons pas contre la prostitution puisqu’elle a été chantée par Piaf, applaudissons à tout ce qui se dit drôle puisque c’est notre « tradition » de blaguer sur les politiques ou les races, etc. On convoque comme de grands sages les pseudo-humoristes du passé qui font jurisprudence sur toutes les transgressions. Ah ! À leur époque, on aurait pu dire ci ou ça… Ah s’ils étaient encore là, le petit pète-sec et le gros beauf (c’est toujours les mêmes qu’on invoque) ! Personnellement, ils ne m’ont jamais fait rire et rien ne me prouve qu’ils aient été des gens bien, même s’ils servaient de dieux lares aux Français. Quand on voit la liste des personnalités les plus populaires aujourd’hui, il y a de quoi s’inquiéter. Dans notre pays, on fait un totem avec n’importe qui, y compris des gens qui ne se sont pas manifestés depuis quinze ou vingt ans..[access capability= »lire_inedits »]

En fait de tradition, nous pensions plutôt à Molière qu’à Coluche ou Desproges… Passons.  Seulement, on ne peut pas vivre sans rire. En tout cas, nous, on ne veut pas !

Dans le privé, l’humour, surtout noir, est un remède aux misères. Entre gens liés par une complicité, le recours à une certaine méchanceté ne me pose aucun problème. Dans la sphère publique, surtout quand le fond de l’air est aussi anxiogène qu’aujourd’hui, la méchanceté, aussi  brillante soit-elle, est beaucoup plus meurtrière, irresponsable. Elle s’installe souvent là où le talent est un peu poussif. Donc la méchanceté envahit l’humour, l’actualité est sans cesse tournée en dérision et l’humour se substitue au journalisme. L’humoriste est celui qui réalise un bénéfice en vendant aux gens leur propre misère, leur propre médiocrité.

En somme, vous aimez bien l’humour, à condition qu’il soit « gentil » et s’abstienne de blesser qui que ce soit ? On va un peu s’ennuyer, non ?

Vous devriez vous méfier de la dénonciation du « politiquement correct » que j’entends derrière votre question. Dénonciation tellement confortable… Les pseudo-comiques pseudo-banlieusards d’aujourd’hui sont des copiés-collés d’Eddy Murphy et de tous les stand-up afro-américains. Sauf qu’eux étaient drôles et politiquement corrects. Et je les admire, alors que je n’admire nullement le lourdaud transgressif. Aux États-Unis, les membres du Tea Party s’insurgent de l’interdiction d’appeler les Noirs « Négros » et les juifs « Youpins ». Désolé, mais vous attendrez pour vous lâcher que le monde ressemble à Blade Runner ! Ce n’est toujours pas bien d’être raciste, homophobe ou misogyne. Ou alors on ne vit pas ensemble, on ne paye pas d’impôts et on se tire tous dessus !

N’y a-t-il pas une façon de dire « négro » au second degré, pour dénoncer le racisme et pas les noirs, comme Montesquieu quand il parle de « l’esclavage des nègres » ?

Bien sûr que oui. Dans certaines sociétés des Caraïbes, Blancs et Noirs se moquent les uns des autres, mais c’est ancré dans leur civilisation. Puis ils dansent ensemble. Mais il faut savoir danser. Ici et maintenant, dans un monde où l’on s’agite sans grâce, nous devons veiller à ne pas heurter autrui et à imposer à notre pensée une certaine subtilité.

Au risque d’anesthésier totalement le débat public ?

Lorsque les choses se mettent à trop chauffer, on doit se dire de soi-même : « Non, ce n’est pas digne. » Celle-là, je la ferai plus tard, ou en privé. Voyez comme l’humour est obsédé par la scatologie et la punition anale – « Je vais te niquer, te la mettre profond ! », et tous les gestes qui vont avec. Le porno-nazisme du mâle dans toute son amertume, qui prend le fait d’avoir un pénis pour une force… Eh bien, je pense que cette force du faible, qui humilie, ce n’est pas drôle. Premier ou second degré, on ne dit pas qu’on sodomise des êtres humains réduits à l’état de savon : un point c’est tout !

Sans admettre de telles extrémités, le rire ne fonctionne-t-il pas aussi sur la transgression ?

Si on a recours à la transgression, c’est peut-être qu’on n’est pas très drôle au départ. Or, il n’y a plus que de la transgression. On organise des débats télévisés en cherchant l’invité qui ira le plus loin possible, des télé- réalités avec des crétins qui s’injurient et se balancent des « Tu sers à rien, connasse ! ».

« Péter à table » – pardon pour cet écart –, c’est ce que l’on appelle la lutte contre le «système » ! N’y a-t-il pas un lien entre cette recherche de la limite, le ricanement permanent et le conspirationnisme ?

Bien sûr ! Du reste, certains comiques se prennent pour Edwy Plenel, en parsemant leurs sketches d’allusions signifiant : « On sait bien ce qu’il y a derrière tout ça… » Pourquoi enquêter, chercher la vérité, quand un récit humoristique, allusif (« Vous voyez de qui je parle… ») et transgressif (« J’en dis pas plus, le pouvoir nous écoute… », est tellement réconfortant ?

Surtout que cela permet, en prime, de diffuser en contrebande des idées haineuses bien plus efficacement que dans un discours politique…

Effectivement, l’humour a la capacité assez étrange de faire passer une pathologie mentale d’un individu à une foule. Un psychopathe qui fait rire passe pour un esprit libre. Un fou qui dit des conneries peut être très drôle, surtout s’il a du talent. Mais quand ce fou parle de questions géopolitiques ou sociologiques à son public, cela pose un autre problème.

Le problème, y compris dans notre discussion, c’est que tout se mélange, puisque le même mot désigne des choses radicalement opposées – humour, dérision, rire, ricanement. On ne peut pas tirer un trait allant de Rabelais à Dieudonné, d’ailleurs, vous ne le faites pas. mais vous admettrez qu’à l’opposé du néo- humour d’aujourd’hui, il y en a un autre, qui est peut-être un humour d’« avant » quoi que vous en pensiez, qui illumine de grandes œuvres…

Évidemment ! Pour moi, le véritable humoriste est plus proche d’un Blake Edwards, d’un Charlie Chaplin ou d’un Stéphane de Groodt. C’est quelqu’un qui voit l’absurdité des choses et la transforme en quelque chose de signifiant pour toutes les situations de la vie. Dans Le Dictateur, il n’est jamais question d’Hitler, ni du nazisme, et pourtant cela nous parle de l’un et de l’autre. Quand on voit Le Ministère des démarches ridicules des Monty Python, on est ailleurs, et pourtant cela nous parle de l’administration ! Il y a quelques années, l’un de nos humoristes professionnels les plus « célébrés » montait sur scène, prenait une voix particulière, disait « Jospin ! » et toute la salle se marrait. Pour moi, ce « gag » résume toute la misère intellectuelle de l’époque.

Pourquoi serait-il moins noble de rire de l’actualité ?

Parce que l’actu, c’est LA chape de plomb, l’image même de notre asservissement, la litanie des mots d’ordre obligatoires qui délimite notre univers mental. Avec les médias, les blogs, les réseaux sociaux et maintenant les « applis » pour smartphones, nous sommes abreuvés en continu d’informations qui ne nous concernent pas. Dès le matin, on nous sert le brouet qui, tout au long de la journée, sera accommodé à diverses sauces – Julie Gayet, les impôts, etc. L’un commente sérieusement, l’autre ricane, mais il s’agit toujours de la même nourriture très pauvre. Et je le répète : ces choses ne nous concernent pas. On travaille sur notre ennui pour nous engager à réfléchir sur tout, sur n’importe quoi. « Concernant », en journalisme, c’est l’équivalent de « 5 étoiles » en hôtellerie, le Graal. Du coup, on croit penser des choses sur le devenir de la société, sur la mondialisation, mais c’est une pensée low cost, une pensée journalistique qui ne nous offre que l’illusion d’une vie intellectuelle. À force d’être appelé à tout commenter, tout le monde se prend pour Sartre !

Ne participez-vous pas à cette entreprise – autant que nous d’ailleurs ?

Absolument ! J’y participe, mais au moins j’y réfléchis… L’actu, c’est le système. Ceux qui prétendent le « défier » devraient commencer par ouvrir des livres, pas des flux de news à 2 balles.

Plaidons tous coupables de complicité passive… il y a un phénomène nouveau : le pouvoir des amuseurs appointés qui officient le matin sur toutes les grandes radios…

Je parlerais plutôt de « vanneurs ». Le « vanneur », même quand il est une femme, a quelque chose à voir avec la figure virile, la camaraderie ambiguë et agressive qui a cours dans les bandes de garçons. On dit d’ailleurs « Il est trop fort ! » parce qu’il met des tartes dans la gueule du faible. De tels rites initiatiques ont toujours existé : dans un groupe, vous vous soumettez à un sacrifice rituel : chez les Hell’s Angels, c’est se faire tabasser ; pour tel autre groupe, il faut tuer… Le vanneur est un chef de bande pour ceux qui n’en ont pas.

Une « vanne », n’est-ce pas aussi de l’humour ?

Bien sûr, et comment ! Mais on peut aussi voir l’humour comme une lutte un peu élégante et complice. On peut être en permanence au bord du rire, stimulé, sans subir une « chute » toutes les trente secondes. L’autre aspect du vanneur est qu’il n’avance aucun argument. Il peut être totalitaire parce qu’il est impossible de lui répondre.

Le problème n’est donc pas que l’humour soit un combat, mais qu’il ne soit pas un combat à la loyale. Les humoristes chassent en meute ceux qui n’ont aucun moyen de se défendre (et qui sont parfois fort peu recommandables, d’ailleurs).

En humour, il faut éviter d’assimiler les défauts des gens à des vices. Éviter le bizutage. Il parle lentement ? Il est alcoolique ! Il est vieux ? Non, il est gâteux ! J’y vois un risque de fascisme.

Sans doute, mais cela n’explique pas la considération dont jouissent ces humoristes, devenus une corporation. Pourquoi leur délègue-t-on le droit de penser et de dire le monde ?

Tout simplement parce que le monde de l’écrit, de la réflexion, n’est plus respecté par la rue. L’homme de la rue ne voit pas pourquoi quelqu’un penserait au-dessus de lui ni pourquoi il devrait faire marcher son intellect quand il a juste envie de se marrer. Lui, il aime entendre des gens qui font des vannes, à la télé et à la radio comme au bistrot. Et comme toute hiérarchie est devenue insupportable, celui qui appartient à l’élite doit s’aligner sur le chauffeur-livreur du coin qui vocifère. Surtout, pas de « prise de tête » ! Dans la guerre aux intellos, l’humour sert de guillotine publique.

C’est donc bien que ces comiques ne s’attaquent pas au pouvoir, ils en font partie. et en réalité, ils sont plus puissants que les dirigeants élus…

Depuis Mai-68, le cynisme a remplacé l’engagement, qui fait neu-neu romantique. Le « J’en ai rien à foutre ! » tient lieu de militantisme. Et les rieurs emmenés par des « comiques » sont le premier parti de France !

Le bouffon est devenu roi…

Ce qui m’ennuie, avec ce genre d’image, c’est qu’elle se réfère à des catégories anciennes qui ne nous aident pas à comprendre des phénomènes sans précédent. Notre monde est radicalement nouveau, nous devons apprendre à penser un cosmos où on rencontre des nazis noirs, des rastas blonds antigays, des porno-stars pro-chiites et des staliniens libertaires…

Dans ce chaos intellectuel et moral, la dérision est partout, mais l’esprit de sérieux aussi. N’est-ce pas paradoxal ?

Dans le comique, il y a un grand esprit de sérieux ! Faut surtout pas les chercher, les grands comiques ! Ils savent ce qu’ils disent, leurs thèmes sont « lourds » ! Qu’aujourd’hui, les gens aient besoin de passer par je ne sais quel conflit dans le monde, ou assise raciale ou sociologique pour rigoler, c’est la preuve même qu’ils ne savent plus rire des choses qui sont la base de l’étonnement face au monde, comme quelqu’un qui tombe dans la rue. Il n’y a plus qu’Antoine de Caunes pour se marrer avec le corbeau qui bouffe les colombes lâchées par le pape. C’était chaplinien !

Vous ne citez que des comiques morts ! Avez- vous fait le deuil de la fantaisie ?

Il n’y a plus de fantaisie depuis la mort de Michel Serrault. J’exagère ! Mais en quoi les humoristes dont on parle aujourd’hui amènent-ils de l’espoir, de l’optimisme, de la respiration? Quand Édouard Baer arrive sur scène, il respecte ce devoir de gaieté. Hélas, alors que l’humour noir a tout envahi, le dandysme et la fantaisie ont été monétisés. Par l’art contemporain, entre autres.

Décidément, vous êtes plutôt désespérant !

Disons que ma fantaisie du moment, c’est de faire la gueule à l’humour qui, pour le coup, s’est un peu trop pris au sérieux. Je fais une pause. J’arrête de me demander : « Qui est drôle ? » pour me demander : « Qui propose une alternative au matraquage comique ? »

Comment échapper au rire de lynchage ? Devons- nous nous surveiller ?

Beaucoup de gens éduquent leurs enfants à ne pas rire de certaines choses et moi aussi. J’essaie d’initier les miens au rire de partage plutôt qu’au rire de lynchage, celui de Louis de Funès, des Monty Python, de Valérie Lemercier, de Joël Séria, de Wodehouse, de Woody Allen, de Chris Esquerre, des sketches de Poiret et Serrault, bref tout ce qui donne envie aux gens d’être inventifs, d’être dans le moment, dans la vie !  Si cet humour-là disparaît, on sera vraiment dans la merde ![/access]

*Photo: Hannah.

Février 2014 #10

Article extrait du Magazine Causeur



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