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La solitude sonore du torero

De José Bergamin à Podalydès.


La solitude sonore du torero
Corrida / PHOTO: Alberto Simon/DYDPPA/Shutterstoc/SIPA / Shutterstock41011268_000020

La tauromachie est un art – sonore, entre autres – et ce n’est donc pas un hasard si elle a été défendue et célébrée par des hommes de théâtre de premier plan.


Si la littérature, comme le dit Michel Leiris, est une tauromachie, il est bon de relire, à défaut de jamais mettre d’accord les aficionados et leurs adversaires, le petit livre du poète et homme de théâtre, José Bergamin : « La solitude sonore du torero » (1981) dédié au torero Rafael de Paula. A travers de grandes figures de toreros, l’écrivain espagnol explicite, sur un mode poétique, cet art mystérieux de toréer.

Mugissement du taureau, figures entrecoupées du son des clarines, applaudissements, sifflets, ovations, cris : il y a beaucoup de bruit dans l’arène. Mais dans le coeur et l’esprit du torero, c’est, dit le poète, le silence de la pensée qui domine et que perçoit l’oeil du spectateur : « la Soledad sonora » —les mots sont de Jean de la Croix—ce « silence de mort » requis parfois par le torero lui-même auprès du public afin d’accomplir les passes, ces suertes, « qui moquent et se moquent du danger ». Loin, en effet, d’être un folklore ou une technique, le toreo est, pour Bergamin, comme le flamenco un art prodigieux, visuel et musical, reposant sur des figures pensées, rigoureuses, précises et laconiques : une « musique tue » née d’une émotion. Bien toréer est un don, une grâce.

Le poète argumente. Le toreo n’est pas « une pornographie de la mort »  ni un jeu sportif. Ce n’est pas une technique ni une émotion qui naîtrait des ollés du public. C’est le merveilleux silence né de l’accord parfait entre le taureau et le torero. C’est un exercice spirituel où le torero « oublie son corps ». Il faut donc que le torero et le taureau soient bons tous deux. Un grand torero n’est pas un lutteur, il « pense » son style ; il est « vrai » dans toutes ses passes— la passe de la main gauche, dite « la naturelle »—  vrai, dans ses feintes et ses esquives; il ne prend jamais le taureau de dos mais se place toujours sur sa ligne de charge. Ensuite, un torero risque sa vie. Il a donc toujours peur : du taureau, du public et de lui-même —peur de la peur. De sorte qu’on peut dire qu’un vrai torero est celui qui entre littéralement, mort de peur, dans l’arène.

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Un bon taureau toro bravo— ne  doit pas passer en suivant le chiffon rouge. Il ne doit pas être à la traîne du torero, comme un boeuf de sillon, suscitant passe sur passe ad satietatem. Quand on est taureau, passer n’est pas charger. Un taureau courageux est celui qui charge le torero lequel doit le forcer à charger en lui faisant un sort. Un taureau, lui aussi, a un style mais, à la différence du torero, il ne le « pense » pas. Le taureau est traité comme un combattant : ses cornes ne sont pas rognées; ses forces ne sont pas droguées; il meurt, certes, mais après avoir combattu, dans un combat à la loyale. Comme il y a, en effet, des toreros blessés ou qui perdent la vie, à l’inverse, il y a des taureaux épargnés : la logique du combat est respectée. Le poète consacre un beau chapitre à la mort « paresseuse et lente » de son ami, le grand torero Ignacio Sanchez Mejias, en 1974.

Le toreo est aussi une fête sociale. Car s’il reflète le « mundillo », le petit monde des aficionados, il reflète aussi le « grand monde », la scène de notre vie. La corrida est « la course de notre vie »— la lidia—notre combat avec le monde. Le livre de Bergamin montre l’analogie entre corrida et théâtre, et ce n’est pas par hasard si le comédien Denys Podalydès écrivit, en 2010, un joli récit, justement, sur le rapport entre la corrida et le théâtre : « La Peur, Matamore. » Dans tout Matamore, écrit l’acteur, il y a un matador. Toréro sans taureau, lui-même n’éprouve-t-il pas la même peur que le torero dans l’arène ? Quant au théâtre, lieu de l’imaginaire plus vrai que le réel, l’émotion se fait silence sonore par les mots et au-delà des mots, et le public se fait, si le spectacle est réussi, « le peuple » reflétant la société.

On dira que tout cela est de la littérature. Justement, la littérature nous fait faire un détour salutaire face à ce que nous vivons. Elle nous fait concevoir, à défaut d’y entrer, un mystère, dans cet affrontement qui se joue dans l’arène. Mystère qui, loin d’être typiquement espagnol, serait , pour Bergamin, universellement partagé.

Résistant espagnol exilé sous Franco, Bergamin a accordé , dans sa vie, en « torero joyeux » le dire et le faire, ses actions et ses écrits.Quant à Denys Podalydès, il a défendu, récemment encore, la corrida. On peut écouter la lecture qu’il fit, il y a quelques années, à France Culture, de La Solitude sonore du torero. Double plaisir : du texte et de la voix.

« La solitude sonore du torero », de José Bergamin, éd. Verdier, 89p., 7,91€

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Marie-Hélène Verdier est agrégée de Lettres classiques et a enseigné au lycée Louis-le-Grand, à Paris. Poète, écrivain et chroniqueuse, elle est l'auteur de l'essai "La guerre au français" publié au Cerf.

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