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La déradicalisation, une illusion républicaine

Contre le sectarisme, c’est l’universel qu’il faut dégainer et non pas seulement le national.


La déradicalisation, une illusion républicaine
Alain Bentolila, le 22/01/2019 / PHOTO: BALTEL/SIPA / 00891934_000031

Quand on nous menace du sectarisme, ce sont nos valeurs universelles qu’il faut dégainer, et pas seulement celles d’un roman national.


« Radical » vient du latin « radix » qui signifie « racine ». À partir de l’adjectif « radical », qui caractérise celui qui possède et… exhibe des racines partisanes, on a construit le verbe « radicaliser » et sa nominalisation « radicalisation » qui désignent la pression exercée par ceux qui prétendent faire retrouver ses racines distinctives à quelqu’un ou lui en imposer de nouvelles. En ajoutant le suffixe privatif « dé », on a enfin obtenu le verbe « déradicaliser » et le concept « déradicalisation » qui pointent vers le processus d’amputation ou de modification des racines. Je sais bien que la langue française invite volontiers à la dérivation mais en l’occurrence nous en avons fait là un bien mauvais usage. D’abord parce que les « déradicalisateurs » se sont immédiatement exposés à la vindicte des bien-pensants de tous bords qui les ont accusés de porter atteinte à la liberté cultuelle ; mais surtout parce que l’espoir de pouvoir effacer l’appartenance assumée et revendiquée d’un individu n’a strictement aucune chance de se réaliser. C’est pourquoi si la radicalisation séduit les esprits faibles, la déradicalisation a pour effet de renforcer leurs croyances sectaires. De fait, ce qui doit guider notre action vis-à-vis de ces jeunes si vulnérables, c’est l’idée qu’une appartenance, quelle qu’elle soit, ne doit en aucun cas entraver leur liberté intellectuelle. Oublions donc l’illusion d’une possible déradicalisation, croyances contre croyances, et battons-nous pour former des intelligences capables de résister aux manipulations !

C’est en effet sur le terrain de la liberté de pensée que nous devons nous battre ; c’est donc la puissance intellectuelle de chacun des enfants de ce pays que nous devons renforcer afin qu’ils puissent démonter les fausses promesses et refuser les mensonges dangereux. Et ce n’est ni en « chantant » fièrement un roman national, historiquement douteux, ni en essayant de faire réciter des règles morales que nous gagnerons la bataille contre les croyances sectaires. Ne nous étonnons donc pas des échecs répétés des associations dites de déradicalisation aussi bien dans les prisons qu’à l’extérieur. Les « déradicalisateurs » s’offusquent souvent que les jeunes radicalisés restent, pour leur immense majorité, insensibles aux règles républicaines qu’ils leur proposent: l’égalité hommes femmes, le droit de croire ou de ne pas croire, la faculté d’entrer dans la religion de son choix, le respect que l’on doit à celui qui est différent… Ils sont en fait d’une confondante naïveté ! Ils doivent comprendre que les leçons de morale n’ont pas la moindre chance de l’emporter contre le chant des sirènes qui promettent à ces « jeunes perdus » un entre-soi chaleureux ici-bas et une vie éternelle douce et belle, pour peu qu’ils se soumettent. Et s’ils se soumettent si volontiers, c’est tout simplement parce que l’école que l’on a tant négligée et les familles que l’on a tant bousculées ont oublié que leurs missions conjointes étaient de faire des enfants de ce pays des résistants intellectuels.

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Et c’est ainsi qu’ils sont devenus de plus en plus faibles d’esprit face aux mensonges imbéciles et aux promesses vénéneuses. Des jeunes à la conscience vacillante, sans repères culturels ni historiques, sans armes intellectuelles ni linguistiques et surtout sans élévation spirituelle ni culturelle voient imposer à leurs intelligences crédules la vision d’un monde définitivement divisé. Ils souffrent d’une solitude douloureuse ? On leur promet la douce chaleur communautaire. Leur vie n’a pas de sens ? On leur propose un juste engagement contre un ennemi commun. La mort les terrorise ? On en fait un sacrifice dans une bataille qui les dépasse. Le néant les épouvante ? On leur peint un paradis où plaisirs et délices les attendent. Comment s’étonner de cette crédulité alors que, depuis des dizaines années notre absence d’ambition et d’exigence en matière d’éducation et de culture a offert en sacrifice, sur l’autel du Web, les mots imprécis, les mémoires vides et le dégoût de soi d’une partie de notre jeunesse. Face à la mystification, à l’imposture et à la manipulation, seule la force de la raison peut aujourd’hui nous offrir une chance de victoire.

Certains, après une scolarisation souvent longue, sont ainsi devenus incapables de dire non et d’expliquer leur refus, incapables de dénoncer les incohérences et les faux-semblants d’un discours, incapables de distinguer l’élévation spirituelle de l’enfermement sectaire. École et familles démobilisées se sont laissé voler le concept de « spiritualité » par de faux prophètes qui ont réduit cette élévation à un enfermement sectaire. Aujourd’hui, répétons-le, il est vain d’espérer imposer une morale laïque contre des croyances sectaires, comme il est vain de tenter de vendre un roman national contre des fictions spirituelles. Car ils arriveront en rangs de plus en plus serrés, ces manipulateurs qui convaincront ceux qui n’ont jamais eu de point d’appui, que certains hommes méritent de vivre et que d’autres doivent mourir, pour avoir choisi le mauvais « sentier »… 

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Le vrai combat qu’école et famille doivent mener ensemble aujourd’hui c’est de séparer soigneusement le spirituel du rituel et les valeurs universelles des préceptes dogmatiques. Elles veilleront ainsi conjointement à « l’élévation spirituelle » de ceux qui arrivent, afin qu’ils puissent TOUS, quelles que soient leurs confessions, résister aux sectarismes. Cette élévation spirituelle est portée par différents récits fondateurs profanes ou sacrés qui tentent depuis toujours de donner du sens aux questions essentielles que les hommes n’ont cessé de se poser. Parents et maîtres d’école apprendront donc aux enfants que ces superbes récits n’ont pas été écrits pour relater exactement l’Histoire et qu’en aucun cas ils ne doivent être utilisés pour édicter des règles de vie fondées sur des modèles archaïques. Ils découvriront que ces récits constituent le moyen le plus honorable qu’ont trouvé les hommes pour tenter de répondre aux inquiétudes fondamentales qui tous les taraudent. Par leur magnifique diversité narrative, et la force de leurs valeurs universelles, ils peuvent seuls rassembler dans leur humanité ces jeunes gens égarés et les préserver de la tentation de l’enfermement. Ces textes partagés et les débats auxquels ils invitent, permettront ainsi de construire, à l’école et à la maison, une culture spirituelle et citoyenne, seule force de dissuasion contre l’attrait de l’obscurantisme et la tentation « délicieuse » de la soumission. Quand on nous menace du sectarisme, c’est l’universel qu’il faut dégainer et non pas seulement le national.

Car à quoi donc servirait-il de s’efforcer de léguer à ceux qui arrivent une planète « vivable » si leurs esprits, privés de mémoire collective, de langage maîtrisé et du désir de comprendre étaient condamnés à errer dans le silence glacial d’un désert culturel et spirituel ? Soumis au premier mot d’ordre, éblouis par le premier chatoiement, trompés par le moindre mirage ?

Alain Bentolila est professeur de linguistique à l’Université de Paris-5.

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