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Biden versus Kissinger

Le vieux loup de la politique et le vieux sage des relations internationales.


Biden versus Kissinger
Joe Biden et Henry Kissinger à la Conférence de Munich sur la sécurité, 7 février 2009 / Kai Moerk AFP

Henry Kissinger et Joe Biden divergent sur la guerre en Ukraine. Si le vieux sage des relations internationales prône le réalisme face à la Russie, le président américain campe sur une position belliqueuse. Mais en vieux loup de la politique, il y ajoute une dose d’idéalisme.


Dans les semaines précédant le déclenchement de l’« opération spéciale » russe en Ukraine, les penseurs stratégiques de tous bords ont multiplié les prophéties aussi nombreuses qu’inexactes, avec trois leitmotivs : Poutine bluffe ; il n’a aucun intérêt à provoquer une guerre car il est rationnel ; ou bien Poutine va déferler jusqu’en Moldavie et au-delà. Lorsque l’invasion a commencé, chacun a revisité ses propres hypothèses afin de coller à la réalité : Poutine nous a dit qu’il finirait nécessairement par attaquer l’Ukraine, donc sa victoire est certaine vu sa supériorité militaire ; ou bien il n’ira pas au-delà de l’Ukraine faute de moyens.

Il y a un homme qui ne s’est pas trompé, c’est le vénérable Henry Kissinger ; il s’est gardé de prédire ce que Poutine allait faire, préférant concentrer ses commentaires publics sur la vision historique du président russe. Il a également évité de se prononcer sur l’action du président des États-Unis. De son côté, Joe Biden s’est abstenu de se référer au vieux sage, car il existe une sourde rivalité entre ces deux figures de la politique étrangère américaine. À la veille de la guerre, leurs opinions étaient nettement divergentes : Kissinger prônait la prudence et l’accommodement avec Poutine, alors que Biden prônait la résistance totale à Poutine en Europe de l’Est. Leurs évolutions respectives depuis le 24 février, et leur rapprochement paradoxal, fournissent une clé pour interpréter l’avenir de la politique étrangère américaine.

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Depuis le début de l’invasion russe, Kissinger s’exprime plus fréquemment que jamais dans les médias, écrits et audiovisuels. Son objectif manifeste est de réviser sa doctrine pour la postérité en mettant à jour sa vision géopolitique. Cependant, le vieux sage n’est pas entièrement cohérent : si sa bienveillance envers le maître du Kremlin était évidente avant l’invasion, son désaveu depuis est ambigu, formulé dans des termes alambiqués. En revanche, Joe Biden semble avoir adopté une position nettement belliqueuse et moralisatrice : la démocratie et le droit international doivent être défendus et Poutine est un tueur barbare. C’est comme si Biden voulait gommer son image de faible après ses déboires en Afghanistan. En réalité, l’action de Joe Biden est nourrie de concepts kissingériens. Et on ne doit pas prendre ses rodomontades au pied de la lettre.

Les deux hommes n’ont pas le même rapport à la géostratégie. Kissinger a peaufiné sa réputation de théoricien à travers ses livres et ses interventions publiques, tandis que Biden, en dépit de son expérience politique, n’a pas produit de corpus écrit. Du reste, une fois installé à la Maison-Blanche, il aurait préféré se consacrer aux questions sociales. On a longtemps considéré que le public américain, ignorant, était indifférent à la politique étrangère et rechignait à l’idée de guerres lointaines. Pourtant, les Américains de tous bords ont massivement pris fait et cause pour l’Ukraine, sans que leurs gouvernants aient à leur mentir comme dans le cas de l’Irak, et Biden s’est immédiatement adapté à cette situation. Ayant passé douze ans à la commission des affaires étrangères du Sénat, il se pique de géostratégie. Focalisé d’abord sur la Chine populaire et le djihadisme, il a dû ajouter la Russie poutinienne à la liste de ses préoccupations majeures. Certes, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, il s’était montré prudent. Il avait parachevé le retrait d’Afghanistan initié par Donald Trump et les Américains, soulagés de cette aventure ingrate, ont digéré l’attentat à l’aéroport de Kaboul et le retour des talibans. L’opinion publique avait réagi de la même manière après la chute de Saïgon en 1975. Biden a également évité de réagir militairement à la récente pression militaire exercée par la Chine sur Taïwan. Le 31 juillet, il s’est même permis de faire abattre Ayman al-Zawahiri, l’idéologue d’Oussama Ben Laden, dans une approbation générale teintée d’indifférence. La prudence est restée son maître mot. Il en va de même pour les deux spécialistes qui l’assistent puissamment : le secrétaire d’État, Antony Blinken, son éternel bras droit aux capacités et aux connaissances solides, et le conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, devenu un personnage omniprésent dans les briefings à la différence de ses prédécesseurs souvent effacés. Blinken, qui n’est pas un penseur géopolitique à la Kissinger, préconise depuis longtemps une « guerre des idées » que doivent mener les démocraties en général et les États-Unis en particulier[1]. Avec lui, on ne parle pas de regime change.

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Si le président des États-Unis est ainsi devenu le chef de file d’une ligue occidentale contre Poutine le Terrible, Kissinger se trouve marginalisé dans le rôle du dernier grand sceptique. Cette opposition révèle un nouveau départ dans la pensée géostratégique américaine. Les deux hommes ont une certaine pratique de Vladimir Poutine. En tant que vice-président pendant huit ans, Biden a pu observer l’antipathie réciproque entre ce produit du KGB et Barack Obama. En revanche, Poutine a souvent loué Kissinger, ce sage qui pense en termes de réalisme et non d’idéologie. Les deux hommes se sont rencontrés une trentaine de fois et conversent en allemand. Kissinger a souvent écrit sur la politique étrangère de Poutine qu’il présente comme un dirigeant pragmatique, « mystique nationaliste » et « patriote ». Et c’est justement cette qualification de « patriote mystique » qui complique l’analyse de Kissinger. Selon ce dernier, qui a même un temps montré de l’estime pour les communistes nord-vietnamiens dont il décelait le nationalisme fondamental, on ne peut pas en vouloir à un authentique patriote. En même temps, il sait que l’Occident ne peut laisser passer cette invasion de l’Ukraine. Manifestement soucieux de son aura internationale, Kissinger se livre à une triple autojustification : ses analyses d’avant-guerre étaient justes ; ses détracteurs auraient dû l’écouter afin d’éviter la guerre actuelle ; et l’Ukraine reste légitimement un cas spécial pour tout dirigeant russe. En conséquence, la dénonciation passionnée d’une dictature expansionniste ne sert à rien, car le problème serait désormais ailleurs. Nous autres, pauvres mortels, n’avions pas compris que l’enjeu réel de la diplomatie était d’empêcher une guerre nucléaire ! Cela nous obligerait à négocier une paix honorable avec Vladimir Poutine afin d’éviter la destruction physique d’une partie de l’Europe, l’issue « incontrôlable » selon ses analyses récentes. Il pourfend par la même occasion la volonté d’infliger une défaite humiliante aux Russes, précisément à cause du risque d’emploi de bombes nucléaires de petite taille.

Vladimir Poutine reçoit Henry Kissinger à sa résidence de Novo-Ogaryovo le 6 juin 2006. AFP PHOTO / DENIS SINYAKOV.

C’est ici que l’on voit poindre l’attachement viscéral de Kissinger aux hommes forts, durables et prévisibles. Cette posture est aux antipodes de celle de la grande majorité des élus, en particulier Biden et Blinken. Pourtant ces derniers ont choisi de ne pas s’en prendre au professeur ni à aucun de leurs rares détracteurs américains. Le flair de Biden lui indique que, sur l’Ukraine, le peuple est avec lui, tandis qu’une majorité de Républicains déteste aussi Poutine. Dans ce conflit, à la différence de Kissinger, Biden est psychologiquement en accord avec sa nature profonde. Il n’a jamais apprécié Vladimir Poutine. Quand il l’a publiquement traité de tueur qui ne méritait pas de gouverner, Kissinger a qualifié ces paroles de néfastes (« not exactly helpful »). Cette animosité intense vient en partie du fait que Biden s’est senti visé personnellement par le maître du Kremlin. On se souvient du piratage russe du quartier général démocrate en 2016, qui a révélé les manœuvres prétendument malhonnêtes de Hillary Clinton dans sa campagne contre son rival, Bernie Sanders. Il y a aussi les attaques russes contre la probité de Hunter Biden, ce fils souvent drogué et toujours embarrassant, qui s’est mêlé de gaz ukrainien pendant quelques années après la révolution de Maïdan, mais dont l’influence a été quasi nulle.

Biden est une grande gueule qui sait faire passer le pragmatisme avant l’émotion personnelle. Ainsi est-il allé voir Mohammed Ben Salman à Riyad pour parler pétrole, après l’avoir copieusement fustigé pour l’assassinat de l’éditorialiste Khashoggi. Il a clairement annoncé ses buts géopolitiques, notamment dans un article paru dans le Washington Post le 5 juin 2021, donc avant la guerre en Ukraine : « Nous sommes unis pour répondre aux défis que la Russie envoie à la sécurité européenne, à commencer par son agression en Ukraine. Il n’y aura aucun doute sur la détermination des États-Unis à défendre nos valeurs démocratiques, que nous ne saurions distinguer de nos intérêts. » Ces paroles sont typiquement américaines : les États-Unis associent rituellement démocratie et intérêts stratégiques. Non que Washington soit toujours du côté des peuples démocratiques, mais un président n’agit jamais sans se trouver une vraie raison morale. Woodrow Wilson, Franklin Roosevelt, Dwight Eisenhower, John F. Kennedy, Jimmy Carter, Bill Clinton, Barack Obama ont appliqué la recette, pour le meilleur ou pour le pire. Kissinger, quoique à contrecœur, l’accepte. Mais Biden est capable d’injecter une bonne dose de réalisme kissingérien dans ses arguments idéalistes : « Dans mes conversations téléphoniques avec le président Poutine, j’ai été clair et direct. Les États-Unis ne cherchent pas l’affrontement. Nous souhaitons une relation stable et prévisible, qui nous permettra de travailler avec la Russie sur des questions comme la stabilité stratégique et le contrôle des armements. »

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Vladimir Poutine pourrait être d’accord avec Biden sur ce point, mais à un prix colossal : le retour de l’Ukraine dans la sphère d’influence russe via une neutralité absolue ou la finlandisation du pays. Cette condition cadre bien avec les qualités que Kissinger attribue aux grands leaders, c’est-à-dire la capacité à influer sur le cours de l’histoire et la supériorité de la volonté sur la vertu. C’est ainsi que Kissinger donne implicitement un signal approbateur à Moscou : Vladimir Poutine est un homme volontaire qui a décidé que le remembrement de l’URSS serait sa grande cause. Cette approche doit être respectée et Poutine lui-même cite une conversation où Kissinger lui aurait dit que le retrait précipité de l’URSS de son bloc en Europe de l’Est avait été une erreur stratégique. Cependant, il faut se rappeler les résultats de la diplomatie kissingérienne à la fin négociée de la guerre du Vietnam en 1973. Les États-Unis ont traité avec le Vietnam du Nord, l’Hégémon régional, afin de sauver le Vietnam du Sud, mais ce dernier État a été broyé par le Nord seulement deux ans plus tard, sans justification aucune. On comprend que l’Ukraine n’ait pas envie d’être le Vietnam du Sud. Biden le sait aussi bien que Kissinger. On ne fonde pas une théorie sur un grand ratage diplomatique.

Dans le match Kissinger-Biden, c’est ce dernier qui semble gagner car il intègre les analyses historiques de Kissinger, en y rajoutant une dose d’idéalisme. Une grande puissance a besoin d’idéaux universels. Kissinger l’avait compris à son corps défendant, c’est Biden qui l’applique. Ainsi ce dernier s’abstient d’envoyer des avions de chasse et des missiles à longue portée à l’armée ukrainienne. Si le président américain réussit à sauver l’Ukraine, c’est la pensée de Kissinger, tissée de pragmatisme cynique, qui se montrera inadaptée à la donne géopolitique du xxie siècle.


[1]. Voir son article « Winning the War of Ideas », The Washington Quarterly, printemps 2002.

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Harold Hyman est franco-américain, élevé à New York, ancien du « Lycée » français de New York, diplômé de Columbia University et l’Université de Montréal. Il s’installe définitivement à Paris en 1988. Journaliste à Reader’s Digest, puis RFI, Radio Classique, BFMTV, actuellement CNEWS. Il a couvert l’Extrême-Orient, les États-Unis et le Moyen-Orient. Auteur de Géopolitiquement correct & incorrect (éditions Tallandier, 2014) puis de États-Unis: Tribus américaines (éditions Nevicata).

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