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Des normes pour vivre ensemble


Des normes pour vivre ensemble

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Répondre à la proposition d’Élisabeth Lévy de jouer le rôle du janséniste de service fouettant les  adeptes de l’amour du risque n’est pas un exercice de style : c’est un plaisir. Étrange idée, admettez-le, que de consacrer un numéro entier à faire la part belle à la clope, la picole et la bagnole, un trio infernal si bien associé pour remplir les cimetières par anticipation. Ah ! Les partisans de la liberté ! Tige au bec, whisky à la main, dissertant sur le bon vieux temps des départementales sans radars automatiques. « Vivre à 100 à l’heure, mourir jeune et laisser un beau cadavre… ». « Même la mort ne m’aura pas vivant ! », répondra l’esthète ivre…

Mouais… Elle est loin, l’ère des hommes bien virils, qui assumaient les risques qu’ils prenaient, en toute mauvaise conscience.  Triste époque. La tempérance a terrassé l’excès, la transgression a pris le bouillon… Le législateur, de gauche, de droite, moi, tous les autres, nous nous acharnons sur vos maigres libertés. Bigre. On interdit tout, une vraie source de mesquine réjouissance. On culpabilise le vice, on s’obstine à faire de la prévention, on célèbre cette étrange idée du modernisme triomphant : la bonne santé. Je comprends l’angoisse à vivre dans l’univers aseptisé qui s’annonce, cette terrible société sans liberté qui se dessine derrière les appels à « consommer avec modération » et autre « nuit à votre entourage ».[access capability= »lire_inedits »]

Mais soyons sérieux. Car le sujet est moins potache qu’il n’y paraît. La folie du « risque zéro » ? Protéger la santé et la vie des gens par des politiques publiques de prévention et par des interdits, est-ce une folie ? J’aurais plutôt tendance à penser que c’est au contraire la raison qui l’impose. La prise de conscience collective des risques induits par nos comportements « à risque », est-elle vraiment une régression ? Je ne crois pas.

Entendons-nous sur la notion de « risque ». Un exemple. Les citoyens qui, jusqu’à la catastrophe de Fukushima, se disaient en faveur du nucléaire avaient-ils bien conscience que le risque zéro n’existe pas ? Ou se sont-ils laissé aller à croire que le risque pourrait toujours être évité ? Il ne serait pas facile de vivre, en effet, si on devait en permanence se représenter les dangers qui nous menacent –  cancer du fumeur, cirrhose du foie ou accident nucléaire. On peut passer à travers les mailles du filet… ou pas.

Au fond, connaissons-nous une seule technologie ou activité humaine sans risque ? Dès qu’un homme se mêle de quelque chose, le risque existe. Et s’il ne se mêle de rien, d’ailleurs, c’est la même chose ! D’un point de vue philosophique, le risque est intrinsèque à la physique, à la nature, bref à la vie ! Connaissons-nous un pont dont nous pourrions dire qu’il ne s’effondrera jamais ? L’immeuble même dans lequel vous habitez restera-t-il debout en cas tremblement de terre ?

Tout ingénieur ou médecin digne de ce nom, deux professions qui ont une « culture » du risque très avancée, savent au plus profond d’eux-mêmes qu’aucune menace n’est évitable à 100%. Scientifiquement et philosophiquement parlant, le risque zéro est une absurdité, c’est là mon point d‘accord avec la thématique de ce dossier.

Néanmoins, les hommes  ont toujours cherché à limiter le risque. Depuis la Préhistoire, ils  ont créé des systèmes de solidarité pour se défendre contre la violence de la nature sauvage. Des premiers groupes d’hominidés à l’État-providence, nous avons limité les risques de la vie dans un univers hostile. Les immeubles haussmanniens tiennent depuis presque bientôt cent cinquante ans. Les avions ne tombent que très rarement. Vos voitures tiennent à peu près la route, suffisamment en tout cas pour que vous acceptiez de les conduire. Le système de santé et les progrès de la médecine permettent de reculer considérablement l’âge de la mort. En y mettant le prix, les hommes parviennent à maîtriser des phénomènes particulièrement dangereux, complexes et instables.

N’en déplaise aux allergiques à la norme, la prescription de bonnes conduites libère bien plus l’homme des impérities de l’existence qu’elle ne l’esclavagise ou ne l’infantilise. Porter une ceinture de sécurité, ne pas fumer à proximité d’un nourrisson, amener les gens à avoir un rapport raisonnable à l’alcool procède de la même démarche intellectuelle. Modération ne signifie pas abstinence.  Une société normée est même la condition du vivre-ensemble. Je préférerai toujours la culture de la norme qui impose aux individus de ne pas sombrer dans la barbarie à la culture de la barbarie qui nous protégerait de la norme. Prenez l’interdiction du travail des enfants. Oseriez-vous soutenir que ce n’est pas une bonne norme ? Pleurerez-vous cette liberté enlevée aux entreprises ? Admettez que l’École obligatoire (oui, o-bli-ga-toi-re) est un brin plus agréable en terme de projet collectif. Imposer des normes pour rendre la société plus douce n’a rien de liberticide. Prendre la défense de comportements égoïstes dont les conséquences en terme de coût seront, in fine, prises en charge par la collectivité (après un accident de voiture, un cancer…), n’est-ce pas, un peu, se moquer du monde ?

En écho, on entend la vieille mélodie jouée à quatre mains, « risquophile » contre « risquophobe ». Cette caricature simpliste colporte une vision du monde chère à Claude Bébéar, chantre du libéralisme le plus obtus. Au nom de la liberté et de la responsabilité individuelles, ce grand patron imagina − pour le compte de la Fédération des sociétés d’assurance − une société où ceux qui prennent des risques ne bénéficieraient plus de la solidarité nationale. Pour Bébéar, ces aventuriers devraient se débrouiller pour couvrir individuellement leurs risques, ce qui, par une heureuse coïncidence, augmenterait la part du gâteau dévolue aux assurances privées.

J’ose espérer que l’anti-hygiénisme de Causeur ne va pas aussi loin. Sauf à considérer que les politiques de santé publique fondées sur des vaccinations obligatoires − vous savez, ces campagnes liberticides qui ont permis d’éradiquer quelques pandémies et d’en finir peu ou prou avec la mortalité infantile − sont à ranger au rayon des atteintes insupportables au libre arbitre. [/access]

*Photo: Lea Marzloff

 

Septembre 2013 #5

Article extrait du Magazine Causeur



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