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Ce film qu’il serait plus « simple » de détester

"Passion simple", un film de Danielle Arbid


Ce film qu’il serait plus « simple » de détester
Sergei Polunin et Laetitia Dosch dans "Passion simple" de Danielle Arbid. Photo: Julien Roche / Pyramide Films.

Cela a beau être une adaptation d’un roman de la pénible Annie Ernaux, le film de Danielle Arbid est plutôt convaincant.


Parfois, on souhaiterait de toutes ses fibres détester un film, et on n’y parvient pas. 

Non pas qu’on l’adore, mais il nous contraint à faire la part des choses et à réviser pour un temps nos a priori. Ainsi “Passion simple” signé Danielle Arbid, d’après Annie Ernaux. Le problème au départ n’est pas ici la réalisatrice. Celle que son principale contempteur Richard Millet appelle Anus Ernie depuis qu’elle est parvenue à l’évincer de Gallimard par un procédé woke limite stalinien, est une sorte de Pandore de l’auto-sociologie en eau de boudin. Auto-sociologie à quoi se résume désormais une grande partie de la litter-ature française pour reprendre l’orthographe carrollienne (litter = ordure) ! 

Soyons honnêtes

Ernaux, c’est un peu Martine au pays de Bourdieu. Et on pourrait égrener ses livres sur le mode de la série pour enfants : Martine dépucelée, Martine se souvient des années 80, Martine avorte, Martine orpheline, etc. Un.e écrivain.e dont les rejetons les plus systémiques sont Christine Angot et Edouard Louis ne peut que prêter à tous les soupçons, surtout si i.el a une passion conjointe pour son nombril comme sujet d’étude et pour le neutre comme scalpel. 

Mais, soyons honnêtes, nous ne gardons pas un mauvais souvenir du roman Passion simple (sa brièveté extrême, moins de 80 pages, l’en empêcherait de toute façon). Martine-Annie y narrait sa passion pour un diplomate russe, son cadet d’une dizaine d’années, qui la baise – bien – et avec qui elle n’a rien en commun – à part la baise justement. Elle ne pense qu’à lui, elle dépérit quand il n’est pas avec elle, et un jour il part. Voilà.

Qu’en faire au cinéma ? Quel scalpel filmique à la place de l’écriture de bon ton, blanche (Gallimard) et neutre pré-genderfluid ? Reconnaissons que Danielle Arbid sait où elle va et livre une œuvre réfléchie, cohérente et, partiellement, convaincante. L’actualisation à notre époque (le livre se passe en 1992) est bienvenue avec l’omniprésence et l’immédiateté des moyens de communication qui redoublent la rémanence de l’être aimé, toujours capable de surgir à l’esprit par un texto ou au détour d’internet. 

Des flous omniprésents, des tatouages

Arbid construit son film à partir de deux très insistantes figures de style : le flou et la superposition, qui tous deux empêchent la juste perception. Les vitres sont ainsi omniprésentes, elles permettent de voir à travers mais aussi de s’y refléter. La maison de l’héroïne rappelle deux fameuses demeures chabroliennes à la fois, celle de “Juste avant la nuit” (pour l’omniprésence des baies vitrées et l’impression bizarre qu’un côté est aveugle), et celle de “La Femme infidèle” (pour le jardin presque parc qui y mène). “Passion simple” pourrait d’ailleurs passer pour une version du film “La Femme infidèle” du point de vue de l’épouse, où le mari serait remplacé par l’enfant ici particulièrement maussade (jusqu’aux prénoms qui empruntent aux Chabrol des années 70 : Hélène et Paul d’ailleurs). 

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Arbid épouse clairement le point de vue de son héroïne, professeur de littérature à la Sorbonne, tourneboulée par cet amant avec qui elle ne partage rien que le plaisir, mais elle a besoin de traduire la distance du regard d’Ernaux, d’où les expédients déjà cités qui donnent lieu à quelques plans remarquables dont plusieurs fondus, l’un assez abouti entre Laetitia Dosch et un feuillage baigné de soleil. Idée magnifique, Arbid fragmente chaque rencontre en autant de positions qui permettent de découvrir un peu plus le corps de son acteur, par le biais de ses nombreux tatouages qui apparaissent l’un après l’autre dans le champ. Il ne faut pas manquer le dialogue où Sergei Lopunin avoue à Dosch qu’elle est son meilleur coup, alors que le Joker sur son biceps gauche semble la dévisager.

Une fin peu convaincante

Mais une fois que le spectateur connaît l’anatomie de l’acteur sous toutes les coutures, son personnage disparaît corps et biens, et le film flirtant avec les tropes de la souffrance amoureuse devient beaucoup plus commun. Une seule scène est vraiment bonne dans la seconde moitié, la filature/apparition de l’amant spectral dans la rue. 

Arbid réussit bien à créer un personnage, celui d’Alexandre – incroyablement servi par Lopunin -, à partir d’un corps fragmenté et de quelques répliques ou bribes de scène, mais échoue à figurer celui de l’héroïne qui monopolise pourtant le film. Sur la longueur, on ne peut que regretter le choix de Laetitia Dosch, excellente actrice comique (son meilleur rôle dans “Gaspard va au mariage” d’Antony Cordier) mais beaucoup plus discutable dans le registre « dramatique ». En intellectuelle espiègle et glamourisée théorisant sa souffrance, Dosch fait un peu pschiitt. À part son fils et son amant, tout ce qui la touche est attendu, mauvais ou sonne mal, à l’image des quelques dialogues avec son amie féministe (interprétée par Caroline Ducey, la lointaine héroïne du scandaleux “Romance”). Même l’excellent Grégoire Colin ne peut rien en suppôt vengeur du patriarcat. 

C’est qu’Arbid est au fond écartelée entre deux inspirations contraires, le sensoriel-vaporeux d’une Claire Denis et le « ma chatte dans ta gueule » de Catherine Breillat. Au milieu du gué, “Passion simple” fond sur la banquise, d’autant que la fin positive livrée en voix off par l’héroïne fait penser à un dossier de Psychologie Magazine. La splendide reprise de Yazoo qui l’accompagne – Only you a cappella par les Flying Pickets – si elle ne peut qu’émouvoir (Wong Kar-wai l’a déjà utilisée il y a 20 ans) laisse donc une impression paradoxale et mitigée : celle d’une eau de rose congelée. Le female gaze a encore quelques progrès à faire.

Photo: Julien Roche / Pyramide



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