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Le bonheur conjugal


Un rêve prémonitoire

À peine m’étais-je endormi que je fis ce rêve pour le moins troublant. Je me trouvais dans le salon de mes parents, morts depuis longtemps, décidé à leur expliquer que je voulais rompre avec ma femme.

– « Je veux divorcer, leur dis-je, parce que je ne suis pas heureux.
– Tu crois qu’on est heureux, ta mère et moi ? rétorqua mon père.
– Vous n’êtes pas heureux, maman et toi ? fis-je, interloqué.
– Non, répondirent-ils tous les deux d’une seule voix, sans la moindre hésitation.
– Alors, pourquoi êtes-vous restés ensemble ? demandai-je.[access capability= »lire_inedits »]
– On est contents comme ça, dit mon père.
-Oui, on est contents comme ça, surenchérit ma mère. »

Mon père se tourna alors vers sa femme et maugréa :
– « Ces gosses d’aujourd’hui, la seule chose qui les intéresse, c’est le bonheur. »

Et ma mère, dépitée, de se tourner vers moi pour conclure :
– « Ne cherche pas le bonheur, Roland, ça va juste te rendre encore plus malheureux. »

Avant de me rendormir, je songeai que le seul but de la vie est de se préparer à rester mort très longtemps. J’ignore pourquoi, mais cette idée me réconforta.

Féeries cinghalaises

La plus adorable des créatures perd beaucoup de son charme quand, assoupie à vos côtés, elle plonge dans le sommeil en émettant de légers grognements ou, pire encore, en ronflant. Proust aurait-il pris autant de plaisir à contempler Albertine endormie s’il avait dû subir ses râles ou ses sifflements, qui transforment l’être aimé en un serpent venimeux ?

J’y songeais en lisant La Féerie cinghalaise, parue en 1926 chez Grasset, que m’a dégottée Alain Bonnand, expert en curiosités littéraires. L’auteur de cette féerie est Francis de Croisset, dont seuls quelques rares proustiens se souviennent sans doute puisqu’il figure dans À la recherche du temps perdu sous le nom de Bloch. Issu d’une famille juive allemande, les Wiener, il n’eut de cesse de s’intégrer à la haute société parisienne, d’abord en se faisant baptiser, puis en prenant le nom de Croisset en hommage à Flaubert, enfin en publiant des romans légers chez Grasset. Le bougre, par ailleurs, n’était pas dénué de talent : le passage où il décrit les passagers du paquebot qui l’emmène à Ceylan est un morceau d’anthologie. Il m’avait tellement marqué qu’en regardant mon amie s’endormir et craignant le pire, je me saisis du livre et lui lus préventivement le passage suivant.

« Sur le pont transformé en dortoir, les dormeurs affalés découvrent à la lumière dure des lampes un visage animal que le sommeil démasque. Une dame, qui avant dîner était encore jolie, ronfle, véridique. Ses joues fardées tombent comme des stores. À côté d’elle, une Anglaise rigide a laissé choir ses pantoufles et, sous sa couverture retroussée, montre deux pieds de noyée. Ma voisine de table, qui avait l’air si bon, dort avec férocité. Son nez mince semble un bec ; ses lèvres pincées, déformées par un pli amer, mâchonnent dans un cauchemar des explications agressives. Son souffle même gronde, désapprobateur. L’on ne devrait jamais regarder dormir une femme qui ne respire pas par le nez.

Je m’éloigne honteux, comme si j’avais violé le secret d’une lettre, et je rejoins mes compagnons de dortoir qui, eux du moins, ont le droit d’être laids puisque ce sont des hommes. »

Est-ce l’effet de la fatigue ou la monotonie de ma voix, mon amie a de nouveau sombré dans le sommeil. Dieu merci, elle ne ronfle pas et son jeune âge la protège encore, comme Albertine, des disgrâces du temps. Mais elle n’échappera pas au sort commun : mâchonner dans ses cauchemars des exclamations agressives. Mon unique désir : n’être plus là pour les entendre. Je me borne pour l’instant à embrasser son nombril et à retourner dans ma chambre me régaler de ces fééries cinghalaises avant de m’embarquer pour la nuit comme l’on part pour un voyage.

Cher ange

« Assassin, espoir des femmes » , tel est le titre de la pièce qu’Oscar Kokoschka avait écrite et fait jouer à Vienne. Il avait alors 23 ans. Il y traitait de la relation entre les sexes comme d’un appel au meurtre. Quelques années plus tard, quand Alma Mahler l’abandonna, il demanda à un sculpteur de réaliser un mannequin à l’image de sa maîtresse. Il insista pour que sa Galatée ne soit pas une poupée figée, inexpressive, mais un être « ambigu, mort, mais vivant par l’esprit ». Puis, lors d’une soirée orgiaque, il décapita ce misérable pantin de chiffon et l’aspergea de vin rouge avant de l’immoler par le feu.
Oscar Kokoschka, comme tous les artistes viennois, avait été vivement impressionné par le suicide d’Otto Weininger, qui s’était tiré une balle dans le cœur dans la maison de Beethoven. Ce jeune philosophe venait de publier son opus magnum, Sexe et caractère, élu bible de la misogynie par les modernes. Il y jetait l’anathème sur la sexualité : « Si le coït est immoral, c’est qu’il n’est aucun homme qui, dans le coït, n’emploie la femme comme moyen. »

Comme Schopenhauer, il comparait l’acte sexuel à un acte criminel, viol ou meurtre, suggérant enfin que les aspects les plus insupportables de la femme sont une punition méritée par l’homme, cette dernière n’en finissant pas de se venger des violences qu’elle a subies. Seul le renoncement à la procréation, c’est-à-dire le suicide de l’humanité, serait à même de mettre un terme à cette immémoriale haine des sexes.
Même son de cloche chez Octave Mirbeau, si apprécié par Buñuel : « La femme n’est pas un cerveau, elle est un sexe, rien de plus. Elle n’a qu’un rôle dans l’univers : celui de faire l’amour. » Elle est l’instrument de l’inconscient ou de la volonté qui mène le monde. Son individualité s’efface derrière sa fonction, qui est de perpétuer l’espèce. Créature maléfique, fatale par sa beauté qui transforme les hommes en pourceaux ou en pantins, elle les attire comme l’araignée dans sa toile.
On comprend dès lors ce personnage de Maupassant qui, d’abord effrayé par le mariage, puis écœuré par le « souffle léger des pourritures humaines » qu’exhale pourtant sa fraîche épouse, renonce à la chair en faveur du végétal : « Oh ! la chair, s’écrie-t-il, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit… Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon ? »

Plus cynique, Baudelaire aimait raconter l’histoire de cet homme qui va au tir au pistolet, accompagné de son épouse. Il ajuste une poupée et souffle à sa compagne : « Je me figure que c’est toi. » Il ferme les yeux et abat la poupée. Puis il dit en baisant la main de sa femme : « Cher ange, que je te remercie de mon adresse. »
Un aveu qui ne me coûtera plus rien : ce dont je rêve avec les femmes, c’est de les empêcher de respirer. Mais, pour être franc, ce sont plutôt elles qui me pompent l’air.[/access]

*Image : Rose Sawyer Galerie

Juillet-août 2012 . N°49 50

Article extrait du Magazine Causeur



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