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Inquisitio : le nom de la cause


Un de mes amis à qui je disais tout le mal que je pense de la série Inquisitio me rétorquait que ce n’était qu’une série télé et qu’il ne fallait pas prendre les séries télés trop au sérieux. Sans lui faire subir le supplice de l’eau, je crois que mon ami se trompe car c’est précisément quand l’hérésie tombe dans le domaine public qu’elle triomphe. C’est quand le mensonge savant devient vérité populaire qu’on est foutu pour les siècles des siècles. C’est lorsqu’on fera des téléfilms inspirés des œuvres de Thierry Meyssan et qu’on les diffusera à une heure de grande écoute qu’on pourra dire qu’il a gagné. Pas avant.

Pourquoi diable l’acharnement antichrétien a-t-il gagné ? C’est ce que je me demande. On a beau répéter à qui mieux mieux que l’Inquisition n’a rien à voir avec ce que l’on nous en montre à la télé et au cinéma (et dont Le Nom de la rose de Jean-Jacques Annaud en 1986 reste le chef-d’œuvre de propagande inégalé). On a beau rappeler, avec Michel Foucault, que loin d’être la justice barbare et régressive que l’on croit (car tout cela relève de la croyance – et de la pire : la positiviste, la scientiste) l’Inquisition, « cette immense invention que notre douceur récente a placée dans l’ombre de notre mémoire »[1. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », page 227.], constitua au contraire un progrès dans l’histoire de la justice et fut à l’origine de « l’instruction » moderne s’il en est, passant des ordalies à l’ « enquête » (l’étymologie d’ « inquisition »), du serment à l’aveu et mettant ni plus ni moins en place la méthode empiriste dont les sciences de la nature allaient bientôt se réclamer. On a beau rapporter des preuves historiques qui toutes vont dans le même sens, à savoir que les tribunaux de l’Inquisition étaient les plus doux de l’époque, que nombre d’accusés « laïcs » s’arrangeaient pour que leur procès passe du tribunal séculier au tribunal religieux, que les peines de mort étaient rarissimes, en plus d’être fort peu appliquées, qu’enfin la torture (qui est toujours le point G des cinéastes traitant ce sujet) était exceptionnellement utilisée (au contraire de ce qui se passait dans les prisons royales où l’on mettait au chevalet le moindre voleur de mobylette).

On a beau convoquer des médiévistes aussi réputés que Régine Pernoud[2. Lumière du Moyen Âge, Grasset, 1944 ; Beauté du Moyen Âge, Gautier Languereau, 1971 ; Pour en finir avec le Moyen Âge, Seuil, 1977, etc.], Jacques Heers[3. Le Moyen Âge, une imposture, Paris, Perrin, 1992.], Bartolomé Benassar[4. L’inquisition espagnole 15e – 19e siècles, Hachette, collection Pluriel, 2002, réédition 2009.] qui nous expliqueraient que non décidément non, l’Inquisition, et par extension le Moyen Age, ce n’est pas du tout, mais du tout ce que nous impose l’imagerie contemporaine, rien n’y fait. Dès qu’un cinéaste décide de « s’intéresser » à cette période, il faut qu’il traite l’Inquisition comme lui-même croit que l’Inquisition traitait les gens. Il faut qu’il fasse dans la boucherie, la caricature, le racisme antichrétien permis et subventionné. Inquisitio, c’est Le Juif Süss revisité pour les besoins de la cause antiromaine – c’est « La Catho Sienne ».

En vérité, on n’en finit pas « d’écraser l’infâme » depuis la Réforme. Et cela non pas à cause des quelques exactions que l’Eglise a pu commettre (assez ridicules si on les compare à celles commises aux mêmes époques en terre protestante et comme l’atteste le fameux site « L’Inquisition pour les nuls » mais à cause du fait que celle-ci, l’Eglise catholique, apostolique et romaine se prétendait « experte en humanité », et d’ailleurs l’était, au grand dam d’une humanité ayant d’elle-même une image de plus en plus positive, pure, innocente tout plein, pour ne pas dire cathare. Aux yeux du moderne et bientôt du postmoderne, c’est cela le crime inexpiable de l’Eglise (et qu’il faut par là-même accuser de tous les maux passés, présents, futurs) : considérer l’homme comme un pécheur originel. Constater qu’il n’est pas toujours exemplaire, malgré son génie et sa culture, et pire : mettre cette culture dont il est si fier en question – à la « question » ! Trouver à redire de l’immaturité et de la sottise avec laquelle il use de sa sacro-sainte « liberté d’expression ».

Au fond, ce que cette malheureuse série télé illustre de manière presque trop parfaite, après Borgia sur Canal + diffusé cet hiver et en attendant Vatican : le Christ habite chez les Borgia l’année prochaine, est ce que Philippe Muray appelait dans Le XIXème siècle à travers les âges « le triomphe de la libre pensée de second ordre » sur « la non libre pensée de premier ordre ». Le triomphe des opinions sur la vérité, ou des particulier sur le singulier. T’as vu ?

Non qu’il s’agirait de « réhabiliter » l’Inquisition. Même dans son invention empiriste, l’Inquisition (qui d’ailleurs était plurielle) n’était ni festive ni sympa ni cool. L’Inquisition a réellement brûlé quelques malheureux égarés, estrapadé quelques autres, et de fait, au nom de la paix sociale, et comme l’a montré de manière sublime et pour l’éternité Dostoïevski dans sa légende du « Grand Inquisiteur » dans Les frères Karamazov, trahi l’enseignement du Christ. Mais c’est ce débat-là entre absolu et social, cité de Dieu et cité des hommes, tout aussi dramatique et tout aussi faisable sur le plan scénaristique qu’il aurait été vraiment intéressant de filmer. Montrer l’Inquisition non pas comme une instance antisociale crainte et détestée par tous, avec à sa tête un super sadique borgne (ben voyons ! il n’aurait pas sa carte du FN, le Barnal, tant qu’on y est ?), mais comme l’instance sociale (et morale) suprême qu’elle était à cette époque et vécue la plupart du temps par les ouailles comme une délivrance – un peu comme aujourd’hui nous nous félicitons de la condamnation de telle ou telle secte et avons tendance à rire sans le moindre apitoiement des déboires d’un Mandarom ou d’un Raël.

Montrer la réalité humaine, donc faillible, d’une institution qui aura été à la fois synonyme de justice moderne et de progrès scientifique (et, encore une fois, avec les excès, les indélicatesses et les foirades qui accompagnent n’importe quel progrès). Montrer justement comment une autorité sociale et juridique (et qui de nos jours s’appelle Licra, Mrap, SOS racisme et la non regrettée Halde), répondant à un impératif moral légitime (et le racisme est indéniablement une erreur de jugement et un péché contre l’Esprit), finit toujours par faire du zèle, multipliant à tort et à travers les charges envers les uns et les autres, et instaurant un climat de suspicion permanente. Montrer enfin comment la violence sacrificielle reste congénitale à l’être humain, même le mieux attentionné.

Vous pensez que je fais là un rêve pieux ? Celui d’une série historique intelligente et bien écrite ? Mais mon rêve pieux a été réalisé depuis longtemps par HBO, AMC ou Sky One. Les Soprano, Rome, Mad Men, Battlestar Galactica – en voilà des séries qui ont su recréer des mondes passés (ou futurs), respecter l’Histoire et réussir à faire du thriller (et quel thriller !) avec du social et du métaphysique. Tout le monde passe sur l’indigence artistique d’Inquisitio, arguant que ce n’est pas le problème, alors qu’en fait c’en est le principal. Inquisitio ou la scandaleuse nullité d’un produit qui compte moins sur l’intelligence du public que sur les connivences idéologiques des clercs et de la Doxa et par conséquent se fout de faire quelque chose de valable sur le plan artistique – c’est-à-dire sur le plan éthique.

Un phénomène français de plus, en somme. Mais pourquoi est-ce toujours au pays de Voltaire et de Renan qu’à chaque fois que l’on se mêle de faire de l’ Histoire pour tous, à la télé ou au cinéma, l’on oscille entre l’ignorance et la caricature ?



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Pierre Cormary est blogueur (Soleil et croix), éditorialiste et auteur d'un premier livre, Aurora Cornu (éditions Unicité 2022).

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