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Jacques Anquetil : pédaler moins pour gagner plus


Au commencement il y eut la France, un pays si charmant, si réussi, qu’on eut très tôt envie d’en faire le tour, précisément. Tout était là, ne demandant qu’à servir : des petites routes serpentines, des faux plats, des raidillons, des altitudes, des creux, des bosses, et des cœurs prêts à chavirer pour les vainqueurs et à prendre le parti des vaincus.

De quelle principauté médiévale tenait-il sa tranquille assurance, qui le faisait paraître seigneur parmi ses besogneux rivaux ? Tel un grand féodal dominant le tumulte, il laissait derrière lui la cohorte effarée de ses vassaux. Long viking mince aux muscles d’athlète de fond, profilé pour la course, telle une forme en aluminium, il manifesta aux yeux du monde l’insupportable facilité d’être un champion cycliste. Et s’il demeura agaçant au plus haut point, c’est qu’il parvint à dissimuler son effort et ses souffrance. Aérien, gracieux et souple comme une herbe de prairie, il disposait d’une réserve considérable de moyens, qu’il sembla n’épuiser jamais. Jacques Anquetil (1934-1987), prodigue en tout, ne fut en effet économe que de sa peine : il pédalait moins pour gagner plus !

« Maître Jacques » se joua des côtes les plus raides, des virages en tête d’épingle, de l’écrasante chaleur de la plaine comme des sommets enneigés ; jusque dans les terribles pentes du Tourmalet, il voulut qu’on prît ses grimaces pour des sourires. Dans son sillage princier, tous, vaincus par avance, obstinés cependant, cherchaient moins à l’affronter qu’à recevoir un peu de la manne dont la providence et la génétique l’avaient comblé. Jacques Anquetil, servi par des dons naturels d’exception, s’exonérait des sacrifices, voire des contraintes les plus élémentaires de son sport si rude. Sur sa machine, il adoptait, sans la chercher, la position qui lui assurait le meilleur coefficient de pénétration dans l’air : il se métamorphosait alors, et toute son apparence était celle d’un elfe sur deux roues, d’un personnage de légende et d’ironie. Son pouls, au repos, frappait quarante pulsations à la minute, soixante-dix dans l’effort violent, mais, pour sa diététique, il s’inspirait de Gargantua !

Je le croisai, peu de temps avant sa mort, prématurée, dans un café de la rue Drouot. Je me souviens de son entrée, des quelques amis qui lui faisaient une cour aimable. La salle se leva, l’applaudit bruyamment. Il nous répondit par un grand sourire de renard et par un geste circulaire du bras et de la main. Plus tard, on voulut nous révéler des choses cachées : je compris surtout qu’il aimait les femmes et que ces dernières ne détestaient pas lui faire plaisir. J’en conclus que Jacques, seigneur d’Anquetil, fut un heureux homme.



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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