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Avez-vous lu Adolf Hitler ?


Le 1er janvier 2016, les droits d’édition de Mein Kampf, l’ouvrage autobiographique et programmatique d’Adolf Hitler, rédigé entre 1924 et 1926, tomberont dans le domaine public. Ce livre est en effet soumis à la loi commune, qui fixe à soixante-dix ans après le décès de l’auteur la période pendant laquelle ses ayants-droit et son éditeur gardent le monopole de la diffusion de l’ouvrage et la perception des bénéfices afférents.
Après l’effondrement du nazisme, en 1945, les Alliés n’interdirent pas la possession de ce livre, qui avait été diffusé à plus de 10 millions d’exemplaires, et distribué − aux frais de l’État − à tous les couples contractant mariage. Mais les autorités américaines d’occupation confièrent la gestion des droits du livre à l’État libre de Bavière (région où avait été imprimée et publiée la première édition), avec la consigne expresse de s’opposer à toute réédition ultérieure, en Allemagne et à l’étranger, de ce texte sulfureux. Les autorités bavaroises respectèrent scrupuleusement cette consigne, en lançant régulièrement des poursuites judiciaires contre les éditeurs pirates du texte à travers le monde. Cela n’a pas empêché, cependant, le succès d’éditions « non autorisées » dans divers pays, où l’inaction ou les lenteurs de la justice locale laissaient suffisamment de temps aux éditeurs pour écouler des milliers d’exemplaire de l’ouvrage. Au cours des deux dernières décennies, on a pu observer dans les pays arabo-musulmans un engouement notable pour Mein Kampf, où il figure dans les vitrines des libraires à côté du Protocole des sages de Sion et autres pamphlets antisémites anciens ou modernes.[access capability= »lire_inedits »]

En Turquie, en 2005, quinze éditeurs ont simultanément publié leur Mein Kampf (Kavgam, en turc), et sont parvenus à en écouler plus de 100 000 exemplaires jusqu’à ce que la justice turque fasse droit, en 2007, à la demande d’interdiction de ces éditions pirates. L’arrivée d’Internet a rendu encore plus vaines ces tentatives de limiter la diffusion de ce texte, qu’il est facile de trouver en accès libre dans la plupart des idiomes de la planète.
Dans ces conditions, le problème n’est pas que cet ouvrage, qualifié par Winston Churchill de « nouveau Coran du fanatisme et de la guerre, emphatique, verbeux, informe, mais porteur d’un message prégnant », soit désormais accessible à tous − puisqu’il l’était déjà −, mais que des éditeurs avides et sans scrupules puissent tirer profit des ventes du texte « brut », voire agrémenté d’une iconographie suggestive style Leni Riefenstahl, risquant de reconstruire un mythe hitlérien à l’usage de potentiels Andréas Breivik.

L’affaire concerne au premier chef les Allemands, qui se doivent de montrer la voie dans la manière de donner un statut public à ce texte. Aussi le débat sur cette réédition s’est-il ouvert en Allemagne bien longtemps avant la date de libération des droits d’auteur, à l’initiative du prestigieux Institut d’histoire contemporaine de Munich. Les historiens de cet établissement ont demandé au gouvernement bavarois de financer un travail éditorial replaçant Mein Kampf dans son contexte historique, expliquant son influence sur les événements ultérieurs et montrant que l’antisémitisme n’était pas un élément parmi d’autres, mais le cœur même de la doctrine nazie. Après s’être fait quelque peu tirer l’oreille, le gouvernement bavarois a débloqué 1 million d’euros pour financer une édition critique et scientifique du texte vendue à un prix raisonnable pour le grand public, ainsi qu’un manuel scolaire comportant de larges extraits assortis de commentaires adaptés à des lycéens − lesquels devraient être disponibles début 2016. Ce projet rencontre une large approbation en Allemagne, pays où la mythologie post-hitlérienne a peu de prise, sauf dans certains milieux de l’ex-RDA où le néo-nazisme s’est souterrainement développé en réaction à l’antifascisme officiel du régime communiste. La communauté juive allemande, d’abord réticente, s’est ralliée à cette initiative.

L’étrange destin de Mein Kampf en France

Une constatation d’abord : en France, la diffusion de la traduction de 1934 de Mein Kampf, publiée par les Nouvelles éditions latines (NEL), est parfaitement légale. On la trouve dans toutes les librairies et sur les sites de vente en ligne pour la somme de 30,90 euros. La Cour d’appel de Paris a en effet décidé, dans un arrêt du 11 juillet 1979, d’autoriser la vente du livre, compte tenu de son intérêt historique et documentaire, mais assortissant cette autorisation de l’insertion en tête d’ouvrage, juste après la couverture et avant les pages de garde, d’une mise en garde de huit pages. Ce texte évoque les dispositions légales en matière d’incitation à la haine raciale et rappelle les crimes contre l’humanité du régime hitlérien.

L’histoire de Mein Kampf dans la France d’avant-guerre mérite cependant qu’on s’y arrête[1. Voir le livre d’Antoine Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, Flammarion.]. Créées en 1928 par Fernand Sorlot, un proche de Charles Maurras, les Nouvelles éditions latines décident, en 1934, de publier une traduction française du livre, sans l’accord de l’auteur, pas pour contribuer à la gloire du nouveau chancelier du Reich, mais pour montrer que son idéologie nationaliste et revancharde est un danger pour la France : l’antisémitisme obsessionnel de Hitler chagrinait moins les dirigeants de l’Action française que ses prétentions à récupérer les territoires « arrachés » à l’Allemagne par le « diktat » de Versailles en 1919. Les éditions du Parti nazi, propriétaires des droits, intentèrent immédiatement contre les NEL un procès qu’elles gagnèrent, malgré le soutien apporté à cet éditeur d’extrême droite par la LICA[2. Ligue internationale contre l’antisémitisme.], ancêtre de la LICRA, qui acheta 5000 exemplaires du livre avant sa saisie ordonnée par la justice. En 1940, les occupants nazis placèrent cette version française de l’œuvre du Führer sur la liste des ouvrages interdits… Mais Hitler, qui tenait à ce que sa pensée fût diffusée outre-Rhin, répondit favorablement à la sollicitation d’un grand éditeur parisien, la librairie Arthème Fayard, du nom de son directeur, un proche de la droite extrême de l’époque. Cette traduction autorisée parut en 1938, quelque peu modifiée pour éviter de heurter trop brutalement les sentiments nationaux des lecteurs francophones. Certes, on pouvait toujours y lire une phrase comme : « […] la France, nation impérialiste, est l’ennemie mortelle de l’Allemagne […] » Mais quelques pages plus loin figurait cette citation extraite d’un discours de Hitler : « La frontière entre l’Allemagne et la France est définitivement fixée. Les peuples français et allemand égaux en droit ne doivent plus se considérer comme ennemis héréditaires mais se respecter réciproquement. » Jusqu’à la Libération, le Mein Kampf de Fayard est donc la version officielle approuvée par les autorités d’occupation.

Peu de temps avant son brusque décès, en octobre 2011, Anthony Rowley, directeur éditorial du département Histoire des éditions Fayard, avait persuadé son PDG, Olivier Nora, de se lancer dans une édition critique adaptée au public français. Nora considéra cela comme un défi, et aussi comme une sorte de réparation que Fayard, qui avait, avant et pendant la guerre, gagné de l’argent avec le livre, devait au public français. C’est maintenant l’historien Fabrice d’Almeida, successeur d’Anthony Rowley, qui pilote ce projet dans la plus grande discrétion. Il a commandé une nouvelle traduction, dont le coût se monte à 30 000 euros, et achève de mettre sur pied un comité scientifique composé des meilleurs historiens de la période, chargé d’élaborer l’appareil. Ces derniers, qui tiennent à rester anonymes pour ne pas être importunés, ont tenu à ne toucher aucune rémunération − « On ne fait pas d’argent avec Hitler ! ». L’éditeur qui, pour l’instant, ne bénéficie d’aucune aide publique ou privée, promet que tous les bénéfices générés par cette publication seront reversés à des institutions vouées à la perpétuation de la mémoire des victimes de la Shoah. Ce faisant, Olivier Nora et Fayard pratiquent une forme élégante de repentance: celle qui rend les gens plus intelligents individuellement au lieu de les culpabiliser collectivement.[/access]

Juin 2012 . N°48

Article extrait du Magazine Causeur



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