Accueil Société À la recherche du temps perdu… en khâgne

À la recherche du temps perdu… en khâgne


Il rentrait d’un pas lent et magistral, chapeauté, cravaté, la pipe au bec et son imper sous le bras. L’agitation se dissipait et un calme religieux enveloppait la classe. Le cours de philosophie de Christian Jambet sur le Phédon pouvait commencer. Nos plumes étaient suspendues aux lèvres de notre maître. Avec une éloquence admirable, il dépliait le sens renfermé dans les dialogues dont la langue simple, belle et intemporelle, frappait de ridicule toute tentative de rajeunissement.

« Qu’est-ce qu’apprendre à mourir sinon cultiver son âme ? Qu’est-ce qu’avoir le souci de son âme sinon éprouver le besoin de s’élever, de se détourner de la vanité du monde sensible pour s’orienter vers la belle connaissance des idées intelligibles ? »
Nous étions Cébès, il était Socrate, nous étions Simmias, il était Platon. Nos esprits voguaient vers les rivages des méditations métaphysiques. Chaque révélation était une exaltation spirituelle. La mort du sage sonnait l’avènement de la vertu. Nous écoutions avec intensité et écrivions avec une telle fébrilité qu’après deux heures, la bosse de notre majeur était plus rouge et arrondie que jamais.[access capability= »lire_inedits »] Ces paroles qui retentissaient en nous comme des lois sacrées, nous les faisions nôtres dans notre pratique quotidienne de l’étude. Les références littéraires, artistiques et philosophiques fusaient et nos correspondances intérieures s’enchaînaient. Nous prenions de la hauteur. Nous étions inspirés.

Un peu plus tôt dans la matinée, pendant le cours de lettres, nous avions découvert l’univers sensoriel de la Recherche à travers les analyses lumineuses de Jean-Pierre Richard et de Georges Poulet. Le cours terminé, nous étions tous proustolâtres ! Notre âme, toute émoustillée, était disposée à s’ouvrir au travail de la pensée philosophique.

« La réminiscence proustienne était-elle de même nature que la réminiscence platonicienne ? » Ce genre de question s’imposait naturellement parce que plus rien d’autre n’existait que le plaisir du texte et l’interprétation de son sens. Il y avait le livre, le professeur et nous, et entre nous circulaient des idées, des émotions et des mots qui donnaient à penser. Aucune autre interférence ne venait troubler cette bienheureuse transmission du savoir. Ni ordinateur ni téléphone portable. Internet ? Nous n’y pensions même pas. Le savoir n’était pas donné sur une page web, il était à acquérir et même à conquérir. Il fallait de la tempérance et beaucoup d’ardeur pour remonter la pente rocailleuse de notre ignorance.

Plus nous nous sentions éclairés et plus nous ressentions le besoin de l’être. Notre premier réflexe, à la sortie d’un cours, était de nous précipiter à la bibliothèque pour emprunter les œuvres citées. Nous passions notre temps à lire, crayon en main. Lire était l’activité primordiale, centrale, vitale. Et nous savions que ce n’était ni au livre ni au professeur de se mettre à notre niveau, mais à nous de nous élever au leur.

Notre savoir ne se résumait pas à des fiches noircies de mots-clefs, de dates-repères, de chiffres symboliques, mais partait d’un contenu à partir duquel nous tentions d’atteindre un point de vue supérieur qui nous permettait de comprendre un peu mieux la nature humaine en général et nous-même en particulier. Le Phédon, la Recherche, nous fascinaient parce qu’en les lisant, nous lisions notre propre histoire tout en nous arrachant à elle. Le désir de philosopher et le désir d’écrire fusionnaient dans le plaisir de lire. Nous mettions un point d’honneur à nous exprimer dans une langue la plus élégante possible, dont l’élasticité n’aurait pu tolérer le cadre rigide d’un power-point.

Ce goût pour les choses de l’esprit s’est installé en nous pour le meilleur, mais aussi peut-être pour le pire, puisqu’il a fait de nous des étrangers à une époque qui préfère la « culture web », − désopilant oxymore qui mérite d’être souligné − à l’héritage des humanités. Les joies intellectuelles de ces années de khâgne, nous les avons payées au prix fort de l’inadaptation sociale. On me dit aujourd’hui que cet émerveillement était une illusion et que ce n’est pas avec ça qu’on trouve un travail.

Cela se passait il y a sept ans. Il y a un siècle. Cesserai-je un jour de rechercher le temps perdu ?[/access]

Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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