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Fiers de ne rien savoir


Qu’aucun d’entre nous ne sache faire des vers latins, que nous ayons tous oublié (ou jamais connu) le dur rythme des dactyles et des spondées (avec parfois trochée à la fin) est une évidence. Au point que nul ne songe à s’en étonner, ni même à militer pour qu’elle redevienne sujet de discussion, et que l’idée que l’honnête homme ne puisse être reconnu tel que s’il sait Horace et Thucydide aussi bien que Tacite, Virgile et Cicéron est farfelue. Ne parlons même pas de Porphyre et d’Épictète. Il est heureux que notre monde ne se formalise pas de telles carences, dit la vox populi contemporaine. Voire.

La dissolution de la culture commune est elle-même un lieu commun, et nous ne prenons ici l’oubli du latin que comme exemple très particulier : cet oubli n’étant peut-être pas le plus important, il est pourtant symptomatique en tant qu’il est le plus achevé. La foi en l’inutilité de cet enseignement est la chose la mieux partagée de ce monde. Est-ce que cela donne un travail ? Est-ce que cela rend plus performant ? Est-ce que cela augmente le sex-appeal ? Est-ce que cela rend riche et célèbre ? Est-ce que c’est bon pour la planète ? Est-ce que ça résoudra la crise ? Est-ce qu’on ira sur la lune avec un Gaffiot ? Non, mille fois non.[access capability= »lire_inedits »]
Aussi la culture démocratique qui, depuis quarante ou cinquante ans, je ne sais plus trop, a remplacé l’éducation républicaine, a rapidement fait un sort à ce cœlacanthe qui faisandait les eaux délicieuses de l’apprentissage de tous par tous. Notons qu’il n’est pas plus compliqué de décliner ses rosa rosae en sixième que de comprendre le théorème de Pythagore. Ce n’est donc pas une supposée difficulté intrinsèque qui a guidé la nuit de cristal de la culture. C’est la conviction collective que ce n’était plus bandant.

Les racines de la déculture sont trop nombreuses, variées, sinueuses et finalement lointaines pour que nous nous étendions sur leurs illécebrances et leurs blandices, comme dit si bien Verlaine[1. Dans « Pauvre Lélian », célèbre chapitre des Poètes maudits qu’il se consacre, Verlaine évoque ses « livres où le catholicisme déploie sa logique et ses illécebrances, ses blandices et ses terreurs ». Le bon Littré ne connaît pas illécebrances, seulement illécèbre, « genre de plantes de la famille des paronychiées ». On en déduira donc ce que l’on veut, à moins d’être botaniste. Les blandices désignent évidemment ce qui charme et réjouit les sens.]. Ce qui, cependant, mériterait une réflexion approfondie est le nouveau paradigme mondain qui exclut de facto la personne supposée cultivée des lieux du débat. Certainement, Socrate a bu la ciguë : ce n’était pourtant pas à cause de sa science, mais de sa subversion politique. Diogène dormait dans son tonneau parce qu’il l’avait choisi. La situation présente nous ramène plutôt au cas de Boèce[2. Philosophe latin du VIe siècle, Boèce connut successivement les faveurs de Théodoric, roi des Ostrogoths, et, contrairement à Jacques Attali, la disgrâce qui lui coûta la vie après d’abominables tortures.] ou de Sidoine Apollinaire [3. Sidoine, évêque d’Auvergne au Ve siècle, prononça un immortel discours devant les Bituriges, introuvable depuis 1836, avant d’être victime des Wisigoths, ce peuple au sang chaud. Plus doué que Boèce pour la négociation, il parvint pourtant à les amadouer et en réchappa in extremis.], géants sur-instruits égarés dans un monde de brutes, qui parlent une langue que non seulement plus personne ne comprend mais que surtout nul ne veut ouïr.

Les places publiques que sont la télévision, la radio ou Internet bruissent à chaque instant de la dernière étude scientifique dont les résultats stupéfiants nous enseignent le nombre de litres d’urine produits par un être humain de sa naissance à sa mort et le nombre de points perdus par Nadal face à Federer dans les douze derniers quarts de finale de Master 1000 qu’ils ont disputés ensemble. Rien qui ne soit compté, mesuré, décrit, classifié et numérisé. Tout citoyen décent est incollable sur le boson de Higgs, et capable de professer à HEC sur la baisse tendancielle des taux de profit. La belle affaire. Ce monde se présente comme une immense accumulation de savoirs. Savoir n’est pas connaître, et connaître encore moins comprendre. Aussi, quand un hurluberlu s’aventure à réfléchir sur un plateau sur ce que pourrait être, au hasard, la nature humaine, immédiatement on le met en demeure de fournir des chiffres et des faits, parce que faut pas déconner ! Alain Finkielkraut n’est devenu un véritable bon client médiatique que le jour où il a bien voulu se mettre à parler enfin de choses passionnantes, comme l’immigration. Personne ne l’aurait invité à causer de Péguy aux heures de « grande écoute ». Millet ou Camus ont été victime de la même injustice, et même si je les soupçonne de goûter un plaisir certain à cette méprise, leur œuvre véritable en fera les frais. Notre bon Muray n’a jamais fait recette avec son Rubens. Tout juste si Jerphagnon et Girard ont eu le droit, à 90 ans sonnés, de se montrer à l’air libre.

Aussi cette expulsion de la culture − qu’on appelle « grande » pour mieux la moquer alors qu’elle n’était que commune − hors du forum est-elle plus qu’inquiétante : elle révèle ce qu’il y a de pourri au fond de notre royaume. Ce qu’il y a de pourri, c’est que la discussion, le débat, la disputatio ne cherchent plus, comme dans les anciens humanismes, à connaître ce vertige qu’est l’homme, à imaginer ses fins, à éventuellement les décrire, à forger les moyens en donnant le sens : le divertissement seul a libre cours. Rien de neuf, rétorquera-t-on : sauf qu’à l’époque de Pascal, non seulement Molière n’était pas uniquement un farceur mais un expert en humanité, mais encore le bouffon s’effaçait dans l’ordre social derrière le moine ou l’érudit. Aujourd’hui, la seule question sérieuse est, selon la classe sociale : « Que va-t-on manger ce soir ? » ou « Y aura-t-il de la neige à Courchevel ? ». Ce qui révèle précisément qu’il n’y a plus de classes, sinon économiques, avec la même anticulture pour tous.

Sois riche et tais-toi. La culture, il y a Wikipedia pour ça.[/access]

Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste.

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