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Le corps de Jessica Forde


Il est assez évident que le monde se résume, pour un écrivain, à une vaste conjuration pour l’empêcher d’écrire. Penser à prendre une bonne semaine pour arriver au bout de la liste de tous ceux, volontairement ou non, qui ont participé, participent ou participeront de cette conjuration. Le plus souvent, volontairement. On pourrait en faire la matière d’un livre, tiens.

Je regarde une photo de Richard Brautigan qui traverse la rue, à San Francisco. C’est le matin, sans doute. J’imagine qu’il accompagne la petite fille à côté de lui à l’école. Il a l’air heureux. Il sait qu’il va écrire un bon poème dans la journée. La rumeur de la ville, la perspective dégagée sont comme un écrin à sa liberté souveraine, sa liberté secrète, sa liberté dans le Temps. Liberté qui devient scandaleuse, comme pour tous les autres écrivains, dès que le monde en prend connaissance. On lui fera payer, à lui et à tous les autres aussi. Mais plus rien ne pourra lui retirer ce matin-là, le poème qui vient, la main de la petite fille et l’Océan au bout de la rue.

Nous vous aurons bien eus, finalement.

F m’envoie des cartes postales représentant Anna Karina et Belmondo dans des films de Godard. Un monde communiste sera un monde où une somme de petites attentions de ce genre permettra enfin que le développement de chacun soit la condition du libre développement de tous.

Janvier est gris. L’hystérie règne sans partage. Vous allez voir John Edgar de Clint Eastwood. Vous aimez beaucoup Clint Eastwood mais là, il s’agit d’un film qui héroïse deux vieilles tantes fascisantes qui détestaient les communistes, les nègres, les femmes, les écrivains et évidemment les homosexuels. Vous trouvez, pour le coup, que la virtuosité de Clint en deviendrait presque une circonstance aggravante.

Alors vous rentrez chez vous, vous regardez Quatre aventures de Reinette et Mirabelle de Rohmer. Vous oubliez janvier, vous oubliez Hoover, vous oubliez l’hystérie. Dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, les jeunes filles parlent beaucoup mais pleurent si elles ratent l’heure bleue, à l’aube, quand le silence de la campagne se fait complet quelques minutes avant que le jour ne se lève.

Eric Rohmer : antidote français. Votre calme revient, tout se dénoue, et vous ressentez une sorte de joie légère, de gaieté sans emploi. Vous vous souvenez que ce qui a pu rendre les abjectes années 80 supportables, ce fut par exemple, Jessica Forde dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle. Le corps de Jessica Forde, son évidence sexy, sa distance amusée. Le corps de Jessica Forde parle beaucoup. Il a sa propre voix. On l’entend encore un quart de siècle plus tard.



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