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Quand la France finance sa contre-société

Pour toute une partie de la jeunesse la France colonisatrice opprime les masses musulmanes


Quand la France finance sa contre-société
Manifestation "jour de colère" à Paris, janvier 2014: popularisée par Dieudonné, la quenelle. ©Pierre Andrieu

Comme l’illustre l’affaire Mennel, un islamo-progressisme de bas étage irrigue toute une partie de la jeunesse. Dans ce récit simpliste, une France colonisatrice opprime les masses musulmanes. Si on peut regretter que des pans entiers de la société tombent dans la sécession culturelle, il y a assurément de quoi fulminer quand on apprend que cette entreprise d’endoctrinement bénéficie des largesses publiques.


Son joli minois enturbanné est devenu un symbole de nos tourments collectifs. Mennel Ibtissem ne chantera plus pour « The Voice », mais toute la France connaît désormais la voix sucrée et les idées passées de cette jeune femme née à Besançon. Chacun sait donc qu’avant d’interpréter du Léonard Cohen, en anglais et en arabe, elle mettait en doute l’origine des attentats avec un délicieux hashtag #preneznouspourdescons, doutait avec Tariq Ramadan des « thèses officielles » sur le 11-Septembre et partageait un texte dans lequel le prédicateur Hassan Iquioussen, star de l’UOIF de la grande époque, des années 2000 aux attentats, proposait de refaire l’unité nationale contre une minorité « d’individus assoiffés de pouvoir et de matière » auxquels, précisait-il, « le christianisme a résisté pendant deux mille ans » avant de perdre « plus ou moins la bataille, laissant l’islam seul rempart ». Beau comme du Soral.

Mennel, icône malgré elle

Cependant, une partie de la mouvance identitaire, jamais à court d’idées pour desservir, en l’ethnicisant, la cause qu’elle prétend défendre, n’a pas attendu que les tweets coupables soient exhumés pour faire feu. Dès le 4 février, au lendemain du passage de la jeune femme sur TF1, les plus radicaux se déchaînent. C’est que pour eux, Mennel, par nature, parce qu’elle est musulmane et arabe, représente l’anti-France. Sans doute pensent-ils la même chose de Souâd Ayada, la nouvelle présidente du Conseil supérieur des programmes du ministère de l’Éducation nationale, qui est une publicité vivante pour l’assimilation républicaine, dont tous les signes extérieurs, comme le remarque Zemmour, font clairement défaut à Mennel. Le 8 février, après quelques jours d’empoignades cathodiques, en particulier dans l’émission de Cyril Hanouna, où exceptionnellement les noms d’oiseaux et les grands mots plombent les blagues pouet pouet, la jeune chanteuse présente ses excuses pour ses tweets passés et annonce son retrait, dont on suppose que TF1 l’a, au minimum, chaudement encouragé.

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De Claude Askolovitch, qui publie sur Slate.fr un long plaidoyer, à Soral en passant par Plenel, toutes les nuances de l’islamo-progressisme médiatique se coalisent alors pour dénoncer le lynchage d’une jeune fille qui, écrit « Asko », assumant pour cette fois sa part de naïveté, a ressuscité « le soir unique de sa gloire […] l’utopie métissée du temps des potes quand on se pensait fort de nos cultures mélangées ». Pour ces thuriféraires du multiculti joyeux, voire du « Grand Remplacement » à l’envers, Mennel est l’honneur d’une France métissée, généreuse et ouverte qu’ils opposent à la « France maurrassienne » de Zemmour (lequel agite d’ailleurs avec gourmandise le chiffon rouge de Maurras et, pour faire bonne mesure, de Pétain, au visage de ceux qui réclament qu’on le fasse taire, mais c’est une autre histoire). Dans la foulée, les apôtres de la tolérance insultent à tout va tous ceux qui, sans accabler l’aspirante-artiste, expriment un doute, un malaise, voire, comme l’animateur Benjamin Castaldi, un haut-le-cœur à l’idée que des proches des victimes puissent voir à la télé l’auteur de tweets insupportables. « Empaffée du PAF ! », « Chroniqueuse aigrie ! », le débat est à la hauteur.

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Beaucoup de Français qui ne veulent pas qu’on fasse taire Zemmour auraient sans doute, comme votre servante, préféré qu’on laisse Mennel concourir. Pas seulement par souci tactique de ne pas faire une martyre de l’islamophobie, mais aussi parce que le combat des principes a tout à gagner en épargnant les individus, toujours plus complexes que les idées qu’ils portent (enfin, le plus souvent). Mennel voulait chanter, pas porter un drapeau. C’est à son corps défendant qu’elle est devenue, comme l’analyse Alain Finkielkraut (pages 54-55), une icône de la nouvelle France. Et c’est pour cela qu’elle se retrouve aujourd’hui à la une de Causeur : si elle est notre avenir, il faut le regarder en face.

Mennel, « une Française ordinaire »

Rien n’indique que l’adhésion de la jeune fille à cette bouillie idéologique très début de siècle ait été plus loin qu’une de ces postures qu’on prend dans un groupe pour se faire accepter. Comme l’a écrit dans Libération Saïd Benmouffok, professeur de philosophie en banlieue, et comme l’observe autour de lui Cyril Bennasar (pages 62-63), elle est « une Française ordinaire », une fille de son temps. Si elle peut apparaître comme une égérie communautaire quand elle récite le catéchisme victimaire de la discrimination, une partie de sa génération, au-delà même de la France musulmane, partage sa vision dieudonniste du monde et de la politique, et croit trouver dans les marges du réseau des vérités que des puissants lui cachent. Bien sûr, dans l’imaginaire de nombre de Mennel, les puissants sont souvent juifs, mais après tout, cela ne l’a pas empêché de chanter du Leonard Cohen, et d’y ajouter un couplet en arabe, dont on apprend d’ailleurs, dans la réponse particulièrement éclairante de Marc Weitzmann à Claude Askolovitch, qu’elle a choisi une version pieuse expurgée de toute référence charnelle.

Mennel Ibtissem donne un visage, et le plus adorable qui soit, à un phénomène diffus et composite, où les signes de sécession culturelle vont de pair avec une forme d’intégration, notamment par la technologie. Elle incarne peut-être, comme le dit Asko, une France qui se cherche. On a quelques raisons de craindre qu’elle ne se trouve pas là où il faudrait.

Avec son voile glamourisé en turban, Mennel n’est pas une fanatique islamiste – chanter, c’est haram –, encore moins une djihadiste, mais peut-être une enfant de ce nouveau syncrétisme politico-religieux qu’on appelle « indigénisme » en référence au PIR, le Parti des indigènes de la République : côté théorie, une drôle de tambouille dans laquelle un néo-marxisme réduit à l’affrontement des dominants et des dominés est accommodé à la sauce anticoloniale, saupoudrée d’islam politique, le tout servi dans un jargon qui paraît très vintage en dehors des campus américains et des universités françaises. Côté praxis, un militantisme tout-terrain, très actif dans nombre de communes de nos banlieues, propage dans les esprits une version grand public de ce charabia, laquelle fait des ravages dans une partie de la jeunesse et de la basse intelligentsia, sans oublier de nombreuses salles des profs. Ainsi une jeune élue peut-elle assener que le concept de « racisé.e » qu’elle a effectivement découvert à la fac est de ce fait un concept académique. Le cœur de cette doctrine est en effet un différentialisme, pour ne pas parler de racialisme, qui définit chaque individu par son origine et sa religion.

Quel genre de Français deviendront des jeunes gens éduqués en noir et blanc ? 

Dans ce vaste récit où le monde est divisé en coupables (blancs), qui en ont bien profité, et en victimes (issues de), dont le tour est venu, l’islam est convoqué comme ferment révolutionnaire et comme ciment identitaire. L’existence d’un racisme d’État est une donnée qui ne se discute pas. La France, quant à elle, est appelée à expier ses crimes en s’adaptant. Ça n’empêche pas de l’aimer. Mennel n’a pas à « choisir entre la France et le Coran », comme le souligne Weitzmann : « Elle s’est toujours sentie française, a toujours aimé son pays, même durant sa période militante, entre les printemps 2016 et 2017, lorsqu’elle était sans aucun doute possible sous l’influence de Tariq Ramadan et des théories complotistes. […] En vérité, la question n’est pas de savoir si Mennel se veut ou non guerrière d’un islam politique ; la question est de savoir ce que signifiait pour elle être française à l’époque où elle accusait le gouvernement de terrorisme, c’est-à-dire il y a de cela un à deux ans seulement. » N’empêche, on aimerait aussi savoir ce que pense à ce sujet le musulman du coin de la rue, ou en tout cas, l’importante minorité qui, à en croire les enquêtes, entend faire prévaloir sa culture et sa foi sur la loi commune. Cela signifie a contrario que, comme le rappelle le sociologue Tarik Yildiz (pages 68-69), une majorité des musulmans du pays comprend « qu’il y a un souci avec une certaine interprétation/expression de l’islam et qu’il faut absolument faire quelque chose ».

L’affaire Mennel prouve que, en dépit de la mobilisation générale maintes fois proclamée et du combat culturel sans cesse annoncé, une contre-culture islamo-progressiste continue de travailler les esprits, participant ainsi, plus sûrement que le djihadisme, à former un deuxième peuple à l’intérieur du peuple, à édifier une contre-société dans la société. Quel genre de Français deviendront, en effet, des jeunes gens éduqués en noir et blanc ? Pourquoi voudraient-ils se faire une place dans un monde que tant de bons esprits leur décrivent comme hostile par nature à leur épanouissement ? Quand tous leurs mauvais génies médiatiques les encouragent à « venir comme ils sont » (comme chez McDonald’s), comment ne penseraient-ils pas être l’avant-garde d’une nouvelle France destinée à remplacer l’ancienne ?

Déni de masochisme

Le déni, voire la complaisance candide, dont fait preuve une partie de la classe politique et médiatique à l’endroit de ce séparatisme que l’on qualifiera d’infra-islamiste est déjà passablement énervant. Il y a de quoi fulminer quand on apprend que cette insidieuse et multiforme entreprise d’endoctrinement bénéficie fréquemment de financements publics. Luc Rosenzweig a raconté le mois dernier comment l’UFJP (Union française juive pour la paix) avait reçu 18 000 euros du Commissariat général à l’égalité des territoires pour diffuser, sous couvert d’antiracisme, les poncifs « antisionistes » les plus éculés. La passionnante enquête menée par Erwan Seznec révèle que le courant indigéniste, largement dépourvu d’ancrage populaire et de militants actifs, bénéficie de nombreux subsides publics, affectés notamment à des manifestations organisées dans les universités où le mouvement d’Houria Bouteldja (elle-même employée par l’Institut du monde arabe) a tissé un réseau non négligeable. De même, Rachel Binhas montre (pages 64-66) que nombre d’associations s’emploient, derrière des objectifs aussi louables que la santé ou l’éducation, à propager la bonne parole – et les bonnes pratiques – islamistes grâce à l’argent public, en particulier celui de municipalités, peu regardantes sur les clientèles qu’elles cherchent à fidéliser.

Les islamistes et crypto-islamistes ne sont certes pas les premiers à pratiquer la subversion sous subvention, le Bouquet de tulipes de Jeff Koons et d’autres chefs-d’œuvre de l’art contemporain financés par le cochon de contribuable en témoignent. C’est la grandeur de la démocratie, dira-t-on, de tolérer ceux qui la combattent, et même de leur donner les moyens de la combattre. Quand le musée Delacroix paye Thuram pour expliquer que l’orientalisme « permet de renforcer le sentiment de supériorité des Européens car ils s’éprouvent comme plus “avancés” », ainsi que le relate Jonathan Siksou (page 67), quand les impôts des Français financent la haine de la France, la tolérance confine au masochisme. Et la générosité à la connerie.

Musulmans de France : la désintégration

Daoud Boughezala

Pour les besoins de notre dossier, nous avions sollicité un jeune et brillant universitaire spécialiste de l’islam de France, notamment de ses courants salafistes. Mais étant en pleine rédaction de son prochain essai, il a préféré s’exprimer sous couvert de l’anonymat.

Depuis les attentats, le chercheur constate « une volonté d’invisibiliser son appartenance au salafisme » de la part des plus zélotes qui craignent « d’attirer l’attention et de se faire ennuyer par les autorités ». Chez la majorité des Français musulmans, il observe un mouvement de désaffiliation commun à toutes les sociétés individualistes modernes que Marcel Gauchet a si bien décortiqué. En gros, le musulman de base se reconnaît de moins en moins dans une organisation structurée – type UOIF ou Frères musulmans – et ne s’engage que ponctuellement, donnant de son temps (et de son argent) pour des projets concrets tels que la construction de mosquées, d’écoles et autres actions philanthropiques. Ne nous y trompons pas : « les associations musulmanes ont toujours le vent en poupe parce qu’elles bénéficient du soutien financier d’une bonne partie de la communauté », quand bien même elles ont perdu leur capacité mobilisatrice de jadis.

La chute de la maison Ramadan et le déclin progressif de l’UOIF, dont la revendication d’un « islam à la française » parle peu aux enfants d’immigrés de troisième ou quatrième génération, accentuent ce processus de désintégration. À l’islam paisible de papa puis à l’engagement structuré de la deuxième génération a succédé un essaim 2.0 « de butineurs sur YouTube et les réseaux sociaux, qui consomment un peu de Tariq Ramadan, un peu de prêcheurs salafistes, un peu d’idéologie djihadiste » pour en sortir un gloubi-boulga indigeste. On souhaite bien du courage aux futurs gardiens de la ruche.

Mars 2018 – #55

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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