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Quand la Grèce se moquait du Monde


Bion prasis — c’est-à-dire, littéralement, « vies à vendre » — tel est le titre original de Sectes à l’encan de Lucien de Samosate. « Je vends la vie parfaite, heureuse et vertueuse. Qui achète ? Qui désire exister au-dessus de sa condition d’humain ? », s’égosille Hermès en ouverture de la farce. D’emblée, le lecteur comprend que les marchandises vendues à la criée par le dieu tutélaire des boutiquiers et des voleurs — tout un symbole !— ne sont pas tant les philosophes présents en chair et en os sur l’agora que les « sagesses » qu’ils prêchent dans la rue ou dans leur école — discours démagogiques voués à la surenchère verbale et, partant, destinés à un vaste public inculte.

Voilà pourquoi, allègre en même temps qu’impitoyable, l’œuvre de Lucien pourrait s’intituler Le bluff éthique, non tant parce qu’il y brocarde les élucubrations métaphysiques et les diatribes morales des philosophes, mais surtout parce qu’il y fustige le suivisme intellectuel de leurs clients et disciples. Sans jobards, pas de charlatans.

Mais, plus radicalement, ce que Lucien se plaît à ridiculiser n’est autre que l’espoir et l’effort — feints ou sincères — de changer les humains qu’il tient pour des animaux psychiquement faibles, prompts à diviniser tout et rien, avides de se vautrer dans la bigoterie et l’idolâtrie, mais plus pathétiques encore quand ils s’avisent d’insuffler des nuances dialectiques et de la haute moralité à leurs superstitions. Philippe Renault, biographe, traducteur et commentateur de Lucien, souligne que l’on ne trouve pas chez cet auteur « une once de compassion » à l’égard de ses congénères, notamment quand ils se piquent de philosophie.

De même que Molière propulsera cruellement sur la scène son prétentieux bourgeois affairé à devenir gentilhomme, Lucien exprime sans relâche son mépris à l’égard des couillons prétentieux animés du désir insensé d’atteindre, à force d’on ne sait quelle ascèse, à une meilleure humanitas, faite de dignité et de bonheur. Toute quête de sagesse trahit à ses yeux un snobisme ontologique, qui correspond, comme tout snobisme, à un complexe malheureux d’infériorité trouvant à s’oublier et à s’enchanter par des signes, des gestes et des paroles empruntés à une catégorie d’humains illusoirement perçus comme supérieurs et qui prétendent vivre comme des dieux parmi les mortels.

« On a beau écrire ceci et prétendre cela, rien n’empêchera que les humains seront demain identiques à ce qu’ils étaient hier », déclare Zeus dans une pièce de Lucien — idée répétée texte après texte sur tous les modes de la comédie et qui résume son nihilisme heureux.

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