Accueil Édition Abonné Décembre 2018 « Le voile, c’est l’islamisation par le bas »

« Le voile, c’est l’islamisation par le bas »

Entretien avec Florence Bergeaud-Blackler, propos recueillis par Gil Mihaely


« Le voile, c’est l’islamisation par le bas »
Florence Bergeaud-Blackler est chargée de recherche au CNRS. D.R.

La révolution iranienne a prouvé qu’il était possible d’islamiser une société entière. Avec une efficacité redoutable, les Frères musulmans instillent leur idéologie radicale en Occident. Et pour mener sa guerre sainte, cette internationale islamiste peut compter sur un allié de taille: la cancel culture.


Causeur. Une célèbre vidéo montre le président égyptien Gamal Abdel Nasser se moquer des Frères musulmans (FM) qui voulaient imposer le voile à toutes les Égyptiennes. Que nous apprend-elle sur le processus de voilement dans les pays musulmans ?

Florence Bergeaud-Blackler. Dans cet extrait, très populaire sur les réseaux sociaux, Nasser rapporte sa réponse ironique à un responsable des FM qui lui aurait demandé de généraliser le port du voile : « Vous avez une fille à la faculté de médecine et elle ne porte pas le voile, pourquoi ne l’obligez-vous pas à le porter ? Si vous n’arrivez pas à faire porter le voile à une seule fille qui en plus est la vôtre, comment voulez-vous la faire porter à 10 millions de femmes égyptiennes ? » Ce qui fait éclater de rire son public, essentiellement composé d’hommes d’ailleurs. On a surinterprété ce passage comme témoignant d’une société égyptienne laïque et globalement hostile au voilement des femmes. En fait, Nasser ne se moque pas du voile mais du fait que les Frères musulmans n’ont pas d’autorité sur leurs propres filles.

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Bien après ce discours de Nasser, des femmes afghanes, arabes, iraniennes ou pakistanaises ont été filmées en jupe courte et la tête nue. Qu’est-ce qui leur est arrivé, à elles, à leurs filles et petites-filles ?

Il ne faut pas se méprendre. Ces images en noir et blanc des années 1960 que l’on voit circuler sur les réseaux sociaux sont celles d’une petite frange éduquée de la population urbaine qui n’a pas eu le temps d’imposer ses mœurs laïques à la majorité. Ces femmes ont succombé à la vague islamiste portée par les déclassés et les classes populaires urbaines des années 1970. La modernité séculière est devenue l’ennemie à abattre, caricaturée comme mouvement athée venu d’Occident. Quand elles n’ont pas été expatriées ou persécutées, les élites dites laïques ont cédé aux islamistes un certain degré d’islamisation, notamment par le biais du code islamique de la famille. Elles s’occupent du politique, les islamistes de la société. C’était exactement ce que souhaitaient les Frères musulmans qui ne pensent pas dans le cadre de l’État-nation, mais de l’Umma, et veulent instaurer une société islamique transnationale. Contrairement à certains partis islamistes, les Frères musulmans n’ont pas de réelles ambitions politiques nationales. Ils réislamisent « par le bas » ou « par le haut » – en passant par les organisations internationales.

Le voilement est un maillon essentiel du plan de réislamisation des Frères…

Ils ont pourtant remporté des élections en Égypte et en Tunisie au début des années 2010.

Oui, mais cela n’a pas duré. Aujourd’hui c’est la frange internationaliste de la confrérie, en particulier celle qui opère depuis les pays occidentaux, qui est la plus influente. Et son modus operandi est le soft power qu’elle met en œuvre à travers des organisations intergouvernementales comme l’ONU ou le Conseil de l’Europe pour diffuser sa norme.

Quel rôle jouait le voile dans l’islamisation de l’Iran des années 1960-1970 ?

L’instauration de la République islamique en 1979 a galvanisé les forces sociales porteuses de l’islamisation partout, y compris dans des pays sunnites. L’exemple de l’Iran montre qu’il est possible d’islamiser une société dans son intégralité. Or, la société islamique est fondée sur une distinction fondamentale : le féminin et l’intérieur d’une part et le masculin et l’extérieur de l’autre. À chaque sexe sont associées des valeurs et des compétences propres qui permettent d’établir et de conserver l’ordre tel que Dieu l’a demandé. Cette polarité structure la société islamique idéale. Le voilement du corps des femmes est destiné à invisibiliser la présence féminine dans l’espace public, pour la réserver aux proches et hommes de la famille, tout en permettant aux femmes de participer à l’économie de la société. Les wahabo-salafistes, les talibans, prônent une tenue entièrement couvrante et très handicapante qui dissuade les femmes de sortir. Plus pragmatiques, les Frères et les mollahs qu’ils ont influencés laissent une certaine liberté aux femmes pour des raisons économiques et politiques. Mais cela ne doit durer que le temps nécessaire à l’avènement de la société islamique. Elles devront alors rentrer à la maison. Enfin, dans l’Iran d’aujourd’hui, malgré le courage de certaines femmes, le dévoilement n’est pas à l’ordre du jour.

Pour diffuser la norme salafiste, le monde du halal qui propose aussi bien de quoi manger, de quoi se vêtir, avec qui se marier et voyager, est bien plus efficace que les prêches des mosquées

Quand et comment le voile fait-il son apparition en France ?

Le voilement est un maillon essentiel du plan de réislamisation des Frères, comme l’indique un document de l’Isesco (Organisation du monde islamique pour l’éducation, les sciences et la culture) intitulé « La stratégie de l’action islamique culturelle à l’extérieur du monde islamique ». C’est également le message porté par la plupart des discours adressés à l’Europe par le mentor des Frères européens, Youssef al-Qaradawi. L’éducation du musulman est centrale dans leur approche, et il revient à la femme de l’assurer. Il faut donc absolument préparer les femmes à ce rôle primordial et les soustraire à toute autre influence.

Ce sont donc les Frères musulmans qui sont responsables de la propagation du voile en France ?

Oui. Le frérisme est un mouvement à la foi politique et religieux dont la stratégie fonctionne par étapes. L’objectif est de conduire le « mouvement islamique » vers la société islamique, selon les méthodes établies par l’Égyptien Hassan el-Banna et l’Indo-pakistanais Abu Ala Maududi, les deux grandes figures du frérisme. Comme je le montre dans mon prochain livre, le frérisme est un système d’action qui sait ce qu’il veut. Cette clarté et cette détermination lui donnent une force sans pareil face à nos sociétés qui s’interrogent sur leurs valeurs, et qui sont emportées depuis une trentaine d’années par une vague d’autodestruction que l’on appelle aujourd’hui le « woke ». Les Frères ont trouvé des alliés dans ces divers mouvements qui font un travail de déconstruction épistémologique et politique de l’Occident, ce qui représente une étape essentielle dans leur programme d’« islamisation du savoir », qu’ils ne pourraient pas mener à bien seuls.

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En même temps, le slogan « Mon voile, mon choix » joue sur des valeurs occidentales fondamentales… Est-ce qu’on peut, dans le cas du voile en France, évacuer complètement l’exercice d’une liberté individuelle ? Comment fonctionne le contrôle social ?

L’imitation et la subversion sont deux tactiques fréristes redoutables. Il s’agit d’emprunter le vocabulaire, donc les concepts et valeurs, des démocraties libérales pour les retourner contre elles. Le slogan « Mon voile, mon choix » résulte de l’endoctrinement des jeunes femmes musulmanes à qui des Frères, comme Tariq Ramadan, ont fait croire que l’islam était « féministe », avec des arguments du genre « l’islam est venu interrompre les pratiques préislamiques d’enterrement des bébés filles ». Dans des familles où la violence psychologique ou physique à l’égard des filles – comme la séquestration – sont des pratiques « éducatives » assez courantes, l’islam a été compris par certaines jeunes femmes comme un moyen d’émancipation. Quand elles disent « mon choix », elles disent surtout que leur choix c’est d’être plus musulmane que les hommes qui veulent diriger leurs conduites. Voilà le fondement de leur posture féministe. C’est ce que j’ai appelé la « surenchère du halal » et que le psychanalyste franco-tunisien Fethi Benslama appelle « le syndrome du surmusulman ». Évidemment elles ne font que renforcer la norme religieuse qui reste sous le contrôle des hommes. Elles s’enferment dans un cercle vicieux au nom de la liberté et rendent encore plus difficile la vie des femmes qui veulent rester musulmanes sans porter le hijab.

Manifestation contre l’islamophobie, Paris, 10 novembre 2019. (AP Photo/Thibault Camus/Sipa)

Peut-on distinguer des pratiques et des logiques différentes selon les pays ?

Avec la Belge Fadila Maaroufi, nous avons mené des enquêtes en France, en Belgique, au Maroc et au Sénégal pour comprendre le rapport des femmes à la norme religieuse, notamment au halal. Nous avons été surprises de voir à quel point les discours dans ces quatre pays francophones se ressemblent. La grande majorité des jeunes femmes interrogées a rompu avec la vision traditionnelle de la religion qui aurait été « désislamisée » par des générations de musulmans illettrés, appauvris et humiliés par la domination coloniale occidentale. Les théories décoloniales diffusées sur les réseaux sociaux nourrissent leur imaginaire et leur discours victimaire. Ces jeunes femmes pensent avoir trouvé le « vrai islam » et arrivent à en persuader leurs parents. Elles sont convaincues par l’approche salafiste (littéraliste) du texte qui domine sur le marché du livre et des médias islamiques. Il faut suivre les pratiques et prescriptions, pour obtenir le salut au jour du Jugement dernier et éviter ainsi les flammes de l’Enfer… Et en attendant que le moment soit venu, il s’agit de trouver un mari séduisant et pieux comme le prophète. Pour diffuser la norme salafiste et renforcer l’hégémonie frériste, le monde du halal qui propose aussi bien de quoi manger, de quoi se vêtir, avec qui se marier et voyager, est bien plus efficace que les prêches des mosquées, comme je l’ai montré dans Le Marché halal ou l’invention d’une tradition.

On critique souvent l’islam pour ses difficultés à adapter les textes sacrés à des réalités changeantes. Pourtant, dans le cas du voile, on voit comment, sur une base coranique plus qu’ambiguë, on a presque créé un sixième pilier de l’islam.

Cela va tout simplement dans le sens de la surenchère halal. Les musulmans sont les seuls propriétaires légitimes de l’islam et en théorie, en Europe, ils devraient avoir toute liberté pour le faire évoluer. En pratique, c’est une autre affaire. L’Umma est « une et indivisible ». Toute personne qui ose remettre en question le dogme, comme celui de « l’incréation du Coran », la base du littéralisme, est menacée, parfois de mort. Les apostats sont pourchassés sans pitié. Il est devenu presque suicidaire de prendre des positions courageuses. Or il faudrait que les musulmans acceptent que l’islam soit représenté par plusieurs courants comme dans les autres religions. Les Frères l’interdisent, car leur projet est de rassembler tous les courants sous la même bannière.

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L’histoire du voile en France a commencé il y a plus de trente ans avec l’affaire de Creil. Où avons-nous, collectivement, fait des erreurs ?

Oui, il y a eu des erreurs, mais il ne faudrait pas en ajouter une autre : l’anachronisme. Il nous était difficile en 1989 de savoir à quoi nous avions affaire. Les féministes comme Élisabeth Badinter avaient vu juste sur le risque de régression des droits des femmes, mais on ne pouvait pas imaginer que trente ans plus tard nous produirions dans nos écoles des djihadistes capables des pires horreurs, que l’antisémitisme chasserait les juifs de certains quartiers, que des dessinateurs seraient mitraillés, qu’un enseignant serait décapité, que des étudiants demanderaient à des Blancs de s’excuser pour ce qu’ils sont… Cette alliance entre l’idéologie destructrice du frérisme et l’idéologie déconstructrice du wokisme nous habitue peu à peu à accepter que le fait que la terre est ronde soit une option parmi d’autres dans la diversité des opinions. Certains médias, notamment à gauche, portent une lourde responsabilité dans cette dérive. C’est vrai en France, mais encore plus en Belgique, pays qui a quelques années d’avance sur nous dans la généralisation de la cancel culture. Dans Cachez cet islamisme, nous analysons la façon dont la cancel culture nous détourne d’un de nos plus importants problèmes, le fondamentalisme religieux.

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Décembre 2021 - Causeur #96

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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