Quoi de neuf? L’alexandrin!


Quoi de neuf? L’alexandrin!

michel fau olivier py

Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Gil Mihaely

Né à Agen en 1964, Michel Fau est acteur et metteur en scène de théâtre et d’opéra. Depuis 2011, il est directeur artistique du Festival de Figeac. En 2015 il partira en tournée en France avec Le Misanthrope, montera un opéra de Rameau à Bordeaux et une opérette de Reynaldo Hahn à l’Opéra-Comique, puis, en mai 2015, Un amour qui n’en finit pas, d’André Roussin au théâtre de L’Œuvre.

Causeur : Ce qui frappe dans votre dernier spectacle, Le Récital emphatique, est votre capacité à faire du « comique troupier » avec Racine. Et le plus étonnant est que ça marche !

Michel Fau : J’ai été le premier surpris ! À l’origine de ce Récital, il y a mon délire sur les tragédiennes et les chanteuses d’opéra. Je me suis lancé dans un spectacle assez ambitieux qui parle de Rameau, de SaintSaëns et de l’alexandrin… Pour ceux qui ne l’ont pas vu, je donne quatre versions du fameux monologue de Phèdre (« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue »…) dont une déclamation en style baroque en roulant les « r » : cette version fait rire, mais en même temps cela fait partie de notre histoire, c’est comme ça qu’on disait les alexandrins au XVIIe siècle. Je revendique à la fois le choix ambitieux de textes, avec le rapport au passé que cela suppose, et la représentation burlesque.

Croyez-vous que ce détour par le burlesque permet de faire découvrir les grandes œuvres de notre répertoire, textes et grands auteurs, à un public plus large que celui des amateurs du théâtre classique ?

J’avoue que je ne me suis pas posé cette question. De toute façon, il faut faire ce qu’on a envie de faire, cracher ce qu’on a dans le ventre. À condition, évidemment, que cela reste un geste artistique. J’ai toujours surfé sur l’idée de l’art pur et du grotesque. C’est cela qui me plaît. Je n’aime pas les spectacles qui se prennent au sérieux, mais j’aime les choses profondes, ce qui me complique un peu la vie.

Qu’entendez-vous par « choses profondes » ?

Pour moi, au commencement était l’alexandrin, une invention française dont on devrait être fier.[access capability= »lire_inedits »]  J’ai voulu témoigner de cette grande tradition qui, à l’heure actuelle, est malheureusement méprisée. On donne des spectacles de commedia dell’arte ou de kabuki, où l’on met en abîme la tradition. Il est tout de même bizarre qu’on ne le fasse jamais pour la déclamation baroque ! Eh bien, je veux sauver cette tradition, et c’est ce qu’on a essayé de faire avec Le Misanthrope : réinventer la déclamation de l’alexandrin. Avec la prononciation moderne, beaucoup de rimes ne fonctionnent plus. Il ne s’agit pas d’être dans la répétition mécanique de ce qui a été mais de comprendre qu’il ne peut pas y avoir de théâtre aujourd’hui si on répudie l’héritage du passé.

Pour le coup, jouer le rôle d’une femme, en costume, c’est furieusement moderne, et même postmoderne, non ?

Au contraire, on l’oublie souvent, mais au XVIIe siècle des rôles étaient joués par des hommes. Cela fait partie de l’histoire du théâtre, donc ça me plaît, mais j’aimerais aussi jouer un vieillard ou un petit garçon.

Quelle est votre « méthode », d’ailleurs, pour jouer une femme ?

En réalité, je ne cherche pas à jouer une femme, mais un monstre, un cauchemar de femme. Mes références, ce sont des chanteuses d’opéra ou des actrices, donc des femmes qui trichent déjà. Du reste, c’est la même chose quand j’interprète un homme : je ne m’inspire pas des anonymes, du quotidien, je me demande comment tel ou tel acteur ferait.

Seriez-vous coupable d’élitisme ? Aujourd’hui, pour rendre les textes classiques plus accessibles, on a plutôt tendance à les placer dans un contexte contemporain…

C’est peut-être à la mode, mais peu m’importe : banaliser et trivialiser de grands textes, les rabaisser en effaçant toute distance avec notre vie quotidienne est une erreur, voire un crime. Au XVIIe siècle, les héros des tragédies étaient des rois et des reines qui avaient des destins exceptionnels, pas des gens ordinaires ! Dans Le Misanthrope, ce sont des aristocrates, et non pas des bourgeois ou encore moins des bobos… Ce sont des gens à part, qui ne travaillent pas, et c’est pour ça qu’il se passe quelque chose d’exceptionnel.

Mais les travers bourgeois font aussi du très bon théâtre, non ?

En effet, j’aime beaucoup les drames bourgeois mais ça ne se joue pas de la même façon ! Tout est question de style, et je ne vois pas l’intérêt de jouer une tragédie de Corneille comme un drame de Tchekhov et pourtant les deux sont passionnants.

En tout cas, si on ne supporte plus la grandeur, qu’on ne monte plus les œuvres classiques ! Cela amuse certains metteurs en scène et un certain public que Don Juan ou Phèdre se passent dans un bureau ou dans un supermarché, mais cela ne révèle que le snobisme et une forme de  mépris du public. Surtout, je crois qu’on manque de poésie, de délire, l’art est devenu raisonnable, et c’est le problème. L’art devrait être violent, tragique, burlesque. Tout, mais pas raisonnable !

N’empêche, compte tenu de la catastrophe scolaire, ils n’ont peut-être pas tort, les modernisateurs. Ya-t-il encore des amateurs pour des textes exigeants ?

La réponse, c’est le public qui l’a donnée, en plébiscitant Le Misanthrope, que nous avons joué en costumes du XVIIe et en respectant l’alexandrin. C’est bien la preuve qu’il y a des gens qui ont envie de cela, même s’ils ne sont pas la majorité. Il y a un public en demande de lyrisme, de poésie, y compris parmi les jeunes qui adorent les films de Tim Burton ou bien les films épiques en costumes inspirés de vieilles légendes… Il n’est nullement nécessaire de moderniser les classiques pour  toucher ce public !

Franchement, y a-t-il beaucoup de jeunes qui vont au théâtre en dehors des sorties scolaires ?

J’ai quelques fans très jeunes… mais tout cela reste très mystérieux. Même quand j’avais 19 ans, ce n’était pas à la mode d’aimer les grandes tragédies. Il n’y a pas de règle en art.

Sauf qu’aujourd’hui il n’est plus question d’art, mais de « Culture »… 

Jean Gillibert, qui est un grand metteur en scène, ami de Casarès et de Camus, disait : « La culture complote contre l’art. » Il n’avait pas tort… C’est pour cela que j’emploie rarement le mot « culture », auquel je préfère le terme « connaissance ». Il y a une dictature culturelle. On vous dit ce qu’est le bon ou le mauvais goût, mais l’art est plus mystérieux que ça. Ne faisant ni du théâtre commercial ni du théâtre officiel, je suis plutôt à part. Cette singularité est ce qui me fait travailler, mais je la paye régulièrement. Je suis toléré mais je n’ai pas vraiment la carte.

Comment vous le fait-on payer ?

Eh bien, aujourd’hui, je suis en froid avec Olivier Py, qui n’a jamais voulu que je fasse de spectacle à l’Odéon. Et je suis exclu du Festival d’Avignon, où j’étais invité quand je travaillais avec lui. Avec ça, comme je travaille dans le privé, le journal Le Monde me descend systématiquement. C’est incroyable ! Ils n’ont pas daigné venir voir mon dernier spectacle. Et, pour finir, la nouvelle directrice du Conservatoire national, où j’enseignais, m’a fait comprendre que ce que je faisais n’était pas très important. J’ai démissionné. Personne n’en a parlé. Voilà comment la « culture » étouffe l’art…

Cependant, le conformisme de l’avant-gardisme qui obligeait à se pâmer devant des acteurs se roulant dans la mayonnaise n’a-t-il pas fait long feu ?

Il y a encore des bobos pour s’extasier parce que des comédiens en costumes modernes se foutent sur la gueule, avec une vidéo qui passe en boucle au fond. Ce genre de choses, on le faisait déjà dans les années 1970 ! On donne beaucoup d’argent à des metteurs en scène allemands qui étaient à la mode à Berlin il y a 20 ans. Et c’est ainsi qu’on instaure une nouvelle forme d’académisme ! C’est devenu un système, et cela ne choque plus personne.

Pour aggraver votre cas, vous avez monté une pièce de Montherlant, Demain il fera jour. Or, cet auteur est politiquement « sensible ».

Tout le monde m’a traité de fou : « Il était misogyne, pédophile, et en plus c’est daté… » – la pièce est de 1949… Des théâtres m’ont même dit qu’ils ne pouvaient pas programmer un auteur de droite. Ces gens ne connaissent pas son théâtre, qui est très troublant. Il faut lire Pasiphaé, qui parle de Phèdre qui a couché avec un taureau et accouché du Minotaure. Pour monter Demain il fera jour, j’ai pu avoir le financement grâce au Festival de Figeac, dans le Lot, à Fréderic Franck, du théâtre de l’Œuvre, et à Léa Drucker, qui a accepté de jouer dedans. Et après, les théâtreux et les critiques ont reconnu que c’était un très beau texte.

Qui sont les grands dramaturges d’aujourd’hui ? 

Il n’y en a pas beaucoup et ce n’est guère surprenant : les auteurs de théâtre d’aujourd’hui sont contaminés par le politiquement correct. Ils sont obsédés par ce qu’il ne faut pas dire. Et du coup, ils ne disent rien. Montherlant a une langue et un propos, Claudel et Racine aussi. Cela dit des choses. Je lis beaucoup de pièces qui ne parlent que du vide. Or, le théâtre du non-dit, c’est compliqué. Pinter s’en est sorti formidablement, mais beaucoup d’auteurs ne disent plus rien ou écrivent avec des bons sentiments. C’est écœurant et ça ne dérange personne.

Un artiste engagé, cela vous choque ?

Un artiste doit rester à part, je ne comprends pas qu’il puisse lécher les bottes du pouvoir quel qu’il soit. Il doit rester le bouffon du roi, et pas son courtisan. L’idée de l’artiste de gauche est un peu ringarde aujourd’hui, mais cela existe encore. Quant à moi, je suis plutôt anar… Le monde me fait peur, c’est pour cela que j’ai fait artiste.

Après le premier tour des élections municipales, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, a déclaré qu’il quitterait cette ville si le FN remportait la mairie. Que vous a inspiré cette sortie ?

Je l’ai trouvée absurde et plutôt triste, venant d’Olivier Py, qui était un grand poète et qui est devenu un animateur culturel. Il a retourné sa veste. Aristote disait que la démocratie ne marcherait jamais, parce qu’elle se transforme en démagogie. Ces gens-là revendiquent la démocratie, mais quand les gens ne votent pas comme eux le souhaitent, ils censurent ! Ce n’est pas très démocratique, je trouve.

Les villes dirigées par la gauche sont-elles particulièrement sectaires en matière de culture ?

Je parlerais plutôt des scènes nationales et des centres dramatiques : ils ont tous quasiment les mêmes programmations, se passent les mêmes artistes, les mêmes spectacles de danse, les mêmes spectacles de marionnettes ou de théâtre… Au Festival de Figeac, dont je m’occupe avec Olivier Desbordes depuis quatre ans, on essaye de faire des choses un peu différentes, moins prétentieuses qu’à Avignon, et plus ambitieuses qu’à Ramatuelle, Entre Warlikowski et Anne Roumanoff, il y a peut-être une troisième voie ! Cette année, en plus du Misanthrope, que je reprenais, Benjamin Lazar a monté Pantagruel de Rabelais, et un jeune Grenoblois, Benjamin Moreau, a monté une pièce sur Charles Péguy et Jean Jaurès – le plus subversif n’est pas toujours celui qu’on croit…

Avez-vous soutenu le combat des intermittents ?

Non, et moi-même je n’ai pas le statut d’intermittent. Il y a quelques années, je me suis retrouvé plusieurs mois sans travail, je suis donc allé aux Assedic afin de toucher de l’argent, et ça a été l’enfer ! Ce système n’est pas du tout adapté au monde des artistes.

De plus, au lieu de paralyser les festivals, ils auraient mieux fait de s’attaquer à la télé, qui emploie la majorité des intermittents.

Je vous rappelle qu’avant l’invention de ce statut il y avait quand même des artistes. Et que ce ne sont pas les gens qui en ont besoin qui en bénéficient. C’est exactement comme lorsqu’on baisse les subventions de la culture : ce n’est pas Isabelle Huppert qui en souffre mais les petites compagnies. Sans être communiste…

On se rappelle le programme de Vitez : élitisme pour tous ! La grande culture est-elle vraiment à la portée de tous ?

Quand Antoine Vitez dirigeait le Théâtre national de Chaillot, il programmait Claudel, Victor Hugo, des auteurs contemporains… Parfois, il a fait de gros succès comme Lucrèce Borgia, et parfois la salle était à moitié vide ! C’est à cela que doivent servir les théâtres nationaux. Maintenant, on leur demande de remplir les salles. Et le pire, c’est qu’on croit y arriver en rabattant ses ambitions. Quand Py a monté Le Soulier de satin à l’Odéon – auquel j’ai participé –, contre l’avis de tous ses collaborateurs, qui étaient convaincus que cela serait un four, cela a mieux marché que Mademoiselle Julie avec Juliette Binoche… La télévision publique a suivi la même tendance en renonçant à toute ambition. Qui se rappelle qu’en 1980 TF1, chaîne alors publique, diffusait à 20 h 30 Les Bonnes de Jean Genet avec Maria Casarès, Francine Bergé et Dominique Blanchar Adolescent, j’en ai été bouleversé. Édith Scob me racontait que, dans les années 1960, le soir de Noël, elle jouait L’Annonce faite à Marie en direct sur l’unique chaîne qui existait.

Bon, Claudel ou rien, c’est peut-être un peu sévère… Et impensable aujourd’hui. Mais on ne monte pas plus Racine ou Shakespeare. La tragédie peut-elle parler aux adeptes de la grande salle de gym que nous devenons ?

Vous avez raison, le tragique nous fait peur. Raison pour laquelle, dans les théâtres nationaux, on monte la tragédie comme du drame bourgeois ! Seulement, le monde est encore tragique, grotesque et tragique, comme l’avait compris Victor Hugo. Aujourd’hui, le théâtre de boulevard fait dans le naturalisme, l’étude de mœurs, ou le bon goût. Avant, le boulevard était extravagant. C’est la même chose dans le cinéma : les films français ont des prétentions sociales, ils veulent tout expliquer. La vie est bien plus tragique et farceuse que ça ![/access]

 *Photo : Hannah.

Octobre 2014 #17

Article extrait du Magazine Causeur



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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