D’Orlando à Magnanville, l’armée des loups solitaires


D’Orlando à Magnanville, l’armée des loups solitaires
Des policiers bloquent la rue menant au domicile du couple tué par Larossi Abballa, le 13 juin au soir. (Photo: SIPA_ap21909340_000006)
Des policiers bloquent la rue menant au domicile du couple tué par Larossi Abballa, le 13 juin au soir. (Photo: SIPA_ap21909340_000006)

Le pire n’est pas toujours sûr, dit-on pour se rassurer. Mais quand il arrive, il faut le regarder dans toute son horreur sans ciller des yeux. Magnanville, village des Yvelines, et Orlando, épicentre de la Floride festive de Mickey Mouse, n’avaient strictement rien en commun et personne n’aurait songé à les jumeler. Depuis hier, elles sont ensemble les capitales du pire des djihadismes, le djihadisme de naissance solitaire et d’immédiate récupération par un franchiseur universel qui ne demande aucun papier, aucun droit d’entrée, l’Etat islamique. Le djihadisme sans copains, sans bandes, sans réseau, du moins avant de passer à l’action, est sans doute le plus difficile à contrecarrer, le pire cauchemar des polices.

Multiplication des terroristes

Le concept de loup solitaire, créé pour décrire Mohamed Merah, est frappant mais mal approprié parce que la métaphore est doublement trompeuse. Les vrais loups sont devenus très rares en Europe, la comparaison suggère que le tueur de Toulouse appartient à une espèce en voie de disparition, ce qui est à l’inverse de la multiplication actuelle des terroristes. Même l’adjectif  »solitaire » est ambigu.  »Solitaire » bien sûr par la naissance du projet terroriste dans une conscience individuelle. Tout projet est d’abord un secret, décider de se marier ou d’obéir à une vocation de prêtre se fait dans le for intérieur avant d’être communiqué aux autres. Le djihadiste solitaire ne le reste pas longtemps : si son projet est en préparation, les vidéos de l’Etat islamique ou les prêches salafistes exaltés vont lui fournir son carburant de haine. Si son projet aboutit, le terroriste demande à être franchisé par l’EI, et la multinationale s’exécute avec empressement, sans formulaire à remplir ou droit d’entrée.

L’Occident, voilà leur ennemi

Les ressemblances entre Omar Mateen, le tueur d’Orlando et Larossi Abballa, celui de Magnanville, sont aussi tristement instructives que leurs différences. Tous deux sont des immigrés de seconde génération, citoyens de leur pays de naissance, qu’ils portent sur le papier mais pas dans leur cœur ; tous deux sont connus des services de police, tous deux ont agi seuls, tous deux sont fanatisés mais nullement fous. Dramatique conséquence sur le regard que tous les non-musulmans d’Occident vont porter sur leurs compatriotes musulmans : la suspicion généralisée, et par exemple en France le sentiment de vivre à côté de six millions de dormants qui peuvent s’éveiller pour les raisons les plus variées : avoir vu un couple homosexuel s’embrasser, avoir maille à partir avec son employeur et lui couper la tête, comme l’a fait Yassin Salhi dans l’Isère, etc. Dernière ressemblance : à la différence du 13 novembre, les victimes sont ciblées avec précision, homosexuels à Orlando, policiers à Magnanville. Ajoutons bien sûr que le non-ciblage apparent est aussi un ciblage : l’Occident, sa vie libre et dissolue.

La différence principale est l’arme choisie, le poignard pour Larossi Abballa, le fusil d’assaut pour Omar Mateen. Malgré l’écart dans le nombre des victimes, le crime de Magnanville me paraît le plus inquiétant. Tuer au couteau ne demande guère de technique, seulement de la force et de la détermination. Tuer un couple de policiers à son domicile est une nouveauté tout-à-fait effrayante. Quel représentant de l’ordre sera désormais tranquille sur son canapé entre sa femme et ses enfants ? Terrible menace qui va s’infiltrer dans la vie privée des forces de l’ordre… On passe du terrorisme de proximité – que j’avais dénoncé dans ces colonnes le 14 novembre – au terrorisme de voisinage, prélude au pire type de guerre civile. Les voisins s’égorgeaient en France entre catholiques et protestants pendant les guerres de Religion, les voisins hutus bâtonnaient à mort leurs voisins tutsis au Rwanda, les voisins serbes et musulmans s’entre-tuaient à Sarajevo, avant que ne se fasse la partition de la ville entre un centre musulman et des faubourgs serbes.

Il faut certes se scandaliser de la facilité avec laquelle s’achètent les armes d’assaut aux Etats-Unis. Le combat perdu par Obama était un noble combat et il faudra le reprendre. Il faut certes se scandaliser du massacre homophobe d’Orlando et rappeler que presque tous les pays musulmans ont des législations anti-gays odieuses et archaïques. Mais la principale leçon à tirer de ces deux tristes journées de juin 2016, c’est le caractère multiforme, souple et continuellement changeant de la menace islamiste. De la destruction des Twin Towers le 11 septembre 2001, après des mois de préparation sophistiquée impliquant des dizaines de personnes, jusqu’au crime solitaire et rudimentaire de Magnanville, il n’y a pas de rupture de continuité. Il y a un cancer proliférant et protéiforme qui mute sans arrêt et accomplit son projet de lutte totale, sur tous les plans et par tous les moyens.

Penser l’inédit

 »Les leçons de l’Histoire » ne sont ici d’aucun secours. Cette situation de religion qui a été transformée, bien malgré elle, en cinquième colonne dans tout l’Occident ne ressemble à rien de connu, ni à la subversion communiste de l’entre-deux guerres, ni à la guerre froide. On se croirait plutôt dans l’une des séries américaines en vogue dans les années 90, où des extraterrestres cruels et conquérants prenaient la tête des voisins de palier.

Il est illusoire de penser que les démocraties s’en tireront avec leurs armes habituelles. Tous ceux qui disent que le renoncement, même partiel, à l’Etat de droit serait une victoire de l’EI nous entraînent dans une impasse. Selon une formule bien connue il faudra  »terroriser les terroristes ». Salah Abdeslam, menacé par la peine de mort, serait plus bavard pour sauver sa tête. Tant pis pour Victor Hugo. Après tout, il ne nous dit jamais ni le nom, ni le crime du prisonnier dans le Dernier jour d’un condamné à mort. Peut-être qu’il s’appelle Hitler et que l’écrivain a voulu faire un peu de science-fiction.



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est romancier et professeur de lettres agrégé.

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