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La santé ou la vie, il faut choisir!


La santé ou la vie, il faut choisir!

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Le matin, nous éructons parce qu’il nous espionne, le soir nous défilons parce qu’il nous abandonne. Nous l’accusons à longueur de sondages de ne pas s’occuper de nos problèmes et lui reprochons de se mêler de tout. Nous le trouvons absent et envahissant, intrusif et indifférent. L’État n’en fait jamais assez et toujours trop. Il y a quelques mois, Causeur dénonçait « l’impuissance publique ». Et voilà que nous nous insurgeons contre la folie interventionniste. Il faudrait choisir !  Mère abusive ou père absent, vous ne pouvez pas sans cesse vous plaindre sur les deux tableaux. Sauf que, justement, on peut être les deux à la fois, la preuve : mon État me pique mon permis pour trois flashages à 90 km/h sur le périphérique, m’infligeant mine de rien une peine de plusieurs dizaines d’heures d’ennui pour retrouver le droit de me faire arrêter, mais il ne peut rien faire pour qu’on continue à fabriquer des voitures en France. Il mène une guerre totale contre le tabac, mais face aux caïds de cité, il n’y a plus personne. Il est intraitable sur le grammage des saucisses servies à la cantine de mon enfant, mais n’a pas le droit de battre monnaie. Il me harcèle pour que je fasse du sport, mais fait la sourde oreille quand je le supplie de faire respecter la laïcité. Il s’inquiète des générations futures au point d’interdire toute activité dont on ne connaisse pas précisément les conséquences pour les cinq cents prochaines années, mais ne sait pas quoi dire à mes enfants qui multiplient les stages cinq ans après avoir quitté la fac. Il me sermonne si je bois un verre de trop, mais quand mon usine a fermé, il m’a expliqué que c’était le sens de l’Histoire, fermez le ban – il est vrai qu’il était triste.

Nous avons donc de bonnes raisons de penser que l’État manque à son devoir de protection, et de tout aussi bonnes de nous rebeller contre sa propension à nous surprotéger. Pour sortir de cette impasse sémantique, il faut admettre que les mots ont changé de sens. Aujourd’hui, comme hier, l’État nous protège. Mais il ne s’agit ni du même État, ni de la même protection, ni d’ailleurs du même « nous » : si l’État est de moins en moins capable de nous représenter et de nous défendre comme peuple, il est de plus en plus soucieux de nos petites personnes. Il se préoccupait hier d’organiser notre existence collective, il prétend aujourd’hui règlementer des pans croissants de notre vie domestique.

Que l’État (et ceux qui le dirigent en notre nom) ait, à l’égard des citoyens d’aujourd’hui comme des sujets d’hier, un devoir de protection, nul n’en disconviendra. C’est même pour ça qu’on l’a inventé – pour être le garant et l’exécuteur du deal par lequel nous renonçons à un peu de liberté en échange de plus de sécurité, et qui a peu ou prou fonctionné jusqu’à la fin des Trente Glorieuses. « Protéger ou disparaître » : en 1995, notre ami Philippe Cohen décrivait en ces termes l’alternative devant laquelle étaient, selon lui, placés nos gouvernants. Certes, ceux-ci n’ont pas disparu, en tout cas pas des écrans de télévision. Mais il est notoire qu’ils ne gouvernent pas grand-chose et que, dans le monde mondialisé qu’ils ont tant appelé de leurs vœux, ils ne nous protègent plus de rien. Sans doute parce que cette protection-là ne pouvait s’exercer qu’à l’intérieur des frontières dont ils ont approuvé ou encouragé la destruction. C’est ballot.

En somme, moins l’État est régalien, plus il est maternel. Moins il a d’autorité, plus il se montre autoritaire. Moins il peut faire, plus il nous dit quoi faire. Comme si, faute de pouvoir agir sur le monde, il lui fallait régir les moindres détails de nos existences. Les amateurs de complotisme concluront à la manœuvre de diversion : nos bons ministres se soucieraient de nos poumons et de nos assiettes pour faire oublier qu’ils sont impuissants face au chômage. Cette thèse a le mérite de faire de nous des victimes innocentes. L’ennui, c’est qu’elle passe à côté de la vérité. On ne comprend rien au règne de Big Mother si on oublie que nous l’avons voulu. On peut ironiser sur les vaccins de Roselyne Bachelot, ricaner de la prétention de nos dirigeants à nous protéger contre tous les risques, actuels ou futurs, avérés ou potentiels, répandus ou exceptionnels. Mais il suffit d’une canicule ou d’une épidémie mal anticipée pour que l’on exige bruyamment que des têtes tombent. Dès qu’un événement imprévu survient, il nous faut un coupable. Un volcan immobilise le ciel européen ? La faute à l’État qui n’a pas fourni aux voyageurs les informations qu’il n’avait pas. Des automobilistes sont piégés dans la neige ? L’État aurait dû saler les routes avant même qu’elle commence à tomber. On n’a pas encore vu de femme atteinte d’un cancer du sein porter plainte parce qu’elle n’avait pas été convoquée pour sa mammographie, ni d’obèse réclamer des dommages et intérêts parce que personne, dans son enfance, ne lui avait dit d’éviter de « manger trop gras et trop sucré » ; aucune victime d’incendie n’a intenté de procès parce que les détecteurs de fumée ne sont pas obligatoires – scandale qui sera réparé dès 2015, date à laquelle tous les logements devront être équipés. Mais cela ne saurait tarder. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que la précaution, érigée en principe constitutionnel en 2003, soit devenue, pour nos malheureux gouvernants, une véritable religion. Nous voulons que l’État fasse notre bien, y compris contre nous-mêmes, sauf quand nous décidons que c’est notre bien, après tout, et qu’il faudrait « arrêter d’emmerder les Français », ainsi que le réclamait Pompidou en 1966. Et comme nous n’avons pas tous, heureusement, un proche mort dans un accident de voiture, mais que nous sommes tous terrorisés à l’idée de perdre des points sur notre permis de conduire, nous estimons massivement que les radars automatiques sont hautement liberticides.

En conséquence, si la santé – au sens large – est devenue un enjeu politique majeur, ce n’est pas parce que la France d’en haut a décidé « d’emmerder » celle d’en bas en la privant de tout ce qui rendait la vie un peu moins dure, voire un peu plus amusante – et sans doute un brin plus dangereuse ou au moins plus imprévisible. L’État s’est contenté de mettre en musique, c’est-à-dire en lois, décrets et circulaires, les nouvelles normes demandées, ou en tout cas validées, par nos « sociétés de bien-être », bien plus préoccupées de l’entretien des corps que de l’élévation des esprits.[access capability= »lire_inedits »]

On pensera qu’il faut vraiment avoir le goût de la contestation ou de la provocation pour déplorer que tout soit mis en œuvre pour nous faire échapper aux accidents, à la maladie et à la « mort dans d’atroces souffrances » promises aux fumeurs. Qu’on se rassure, il n’y a pas ici de partisan du cancer du poumon, d’ennemi des vaccins ou d’adepte du carambolage meurtrier. Que nous vivions plus vieux et en meilleure santé est une excellente nouvelle et les politiques de santé publique – qui, du reste, ne datent pas d’hier – y sont certainement pour quelque chose. Et puis, c’est une question de curseur, tant il est vrai que notre tolérance au risque et à la contrainte évolue. Personne ne prétend que la limitation drastique de l’alcool au volant soit une brimade insupportable – et celui qui s’obstine à conduire bourré sait qu’il transgresse la loi et le bon sens. Il en va de même pour la ceinture de sécurité : certains de mes amis nés dans les années 1940 tempêtent encore d’avoir à s’attacher à l’avant, les trentenaires se harnachent automatiquement dès qu’ils s’installent à l’arrière ; quant à moi, il ne me viendrait pas à l’idée de conduire sans la boucler (ma ceinture…), mais j’aurais l’impression de m’infantiliser en me sanglant sur le siège arrière. C’est qu’on a ses petites habitudes. Certaines, du reste, changent vite : il n’est pas certain que les fumeurs approuveraient massivement un retour au temps où ils pouvaient s’adonner à leur vice au bistrot ou au bureau. Hypothèse purement rhétorique, puisqu’il est désormais question de leur interdire la cigarette électronique, dont des données récentes paraissent, il est vrai, confirmer qu’elle n’est pas totalement inoffensive. Mais outre qu’il est presque impossible de se forger une idée claire à partir du maquis d’informations partielles et divergentes publiées sur ces questions, ce n’est pas tant à cause de sa dangerosité (réelle ou supposée) que cette ingénieuse invention est dans le collimateur du gouvernement et de l’expertocratie qui lui tient lieu de bras armé, mais parce qu’elle est moralement intolérable. Où irait-on si on pouvait fumer sans danger ? Pour la même raison, une partie du corps médical a résisté autant qu’elle a pu à l’utilisation du Baclofène dans le traitement de l’alcoolisme. C’est que cette molécule diabolique n’impose pas au malheureux buveur une abstinence totale, terriblement difficile à atteindre, mais lui permet au contraire une consommation raisonnable. Et boire un petit coup c’est agréable, comme dit la chanson. Un vrai scandale.

La multiplication des interdits et obligations destinés à nous maintenir « en forme » ne traduit donc pas seulement les progrès de la science et la louable volonté d’en faire bénéficier le plus grand nombre. Les préoccupations de santé cachent une pulsion moraliste qui évoque les ligues de vertu d’antan. Il ne s’agit plus de nous inciter à faire ce qui est bon pour nous, mais de définir pour nous ce qui est bien. Et à moins d’avoir la chance de préférer les carottes rapées au chocolat, le plaisir, la plupart du temps, c’est pas bien. Aussi doit-il se payer au prix fort. Nous sommes ainsi passés de la vigilance à la surveillance et de la compassion pour le malade au mépris, voire à l’hostilité, pour celui qui « se laisse aller ». Le fumeur, le buveur, le mangeur de choucroute et le réfractaire à toute activité sportive ne sont pas seulement des inconscients, mais des mauvais citoyens qui coûtent cher à la collectivité. Avant, peut-être, d’être condamnés demain comme délinquants ou éléments antisociaux. « Le tabac est un poids », clame une campagne récente. Le message, à peine subliminal, c’est que le fumeur est un poids. « Presque tous les plaisirs du pauvre sont punis de prison », notait Céline dans Voyage au bout de la nuit. En ira-t-il de même, demain, pour les plaisirs du faible, de l’insouciant, du flemmard et du poète ?

Il faut, pour finir, se pencher sur le paradoxe qui voit des sociétés hédonistes – d’aucuns diraient « avachies » – valoriser ainsi le dépassement de soi et la volonté. C’est qu’on ne rigole pas : rester en forme, c’est un sacré boulot. Nous hurlons à la mort dès qu’il est question de travailler quelques heures de plus chaque semaine ou quelques années de plus par vie. Nous trouvons que la lecture de Balzac est bien fatigante pour nos précieux rejetons et nous inquiétons sans cesse de leurs horaires et programmes surchargés. Bref, nous dénonçons sans relâche les cadences infernales, sauf quand il s’agit de pousser de la fonte ou de se torturer les abdominaux. Comme si la salle de gym était l’ultime refuge de l’effort sur soi, le dernier théâtre où se déploie la volonté d’individus gâtés et fatigués.

Heureusement, le Français est râleur. Il est assez rassurant qu’il défende sa liberté de se mettre en danger et s’insurge contre une intrusion souvent tatillonne ou grotesque, même si c’est lui qui l’a voulue. Qui n’a pas ses contradictions ? Ce qui est plus inquiétant, c’est que nul ne remette en cause la hiérarchie des valeurs qui est à l’œuvre derrière la montée en puissance de cet État surprotecteur. Il est tout de même curieux d’être si soucieux de l’épanouissement de nos corps et si indifférent à celui de nos esprits. Il est certainement bon de manger cinq fruits et légumes par jour, mais n’est-il pas aussi important, et peut-être bien plus, de lire un ou deux livres par semaine ? On imagine le tollé si l’État se mettait à vendre des cigarettes ou de la drogue. Mais qui proteste contre les programmes abêtissants diffusés par la télévision publique ? La possible suppression (baptisée « évolution ») de l’épreuve de culture générale au concours de l’ENA, annoncée durant l’été, n’a pas fait la moindre vague. Comme si cela n’avait pas d’importance que ceux qui, demain, seront en charge de faire fonctionner l’État, aient l’amour des belles choses et le goût de la réflexion. Le « bien-être » devenu l’horizon indépassable de notre temps, peut-il se résumer à avoir des esprits vides dans des corps sains ? Que nous tenions à rester en forme, fort bien mais, sauf à considérer que des jambes musclées et un ventre plat puissent constituer l’horizon d’une existence humaine, il faudra bien nous demander ce que nous voulons en faire, de cette forme conservée au prix de tant de souffrances et de privations. On me dira que l’un n’empêche pas l’autre et que ce n’est pas parce qu’on s’occupe de ses fesses qu’on se désintéresse de sa tête. Peut-être. Mais il faut bien avoir des priorités. À en juger par les nôtres, nous finirons par accepter qu’on nous dise « entre la santé et la vie, il faut choisir ! » Et il est peu probable que nous fassions le bon choix. [/access]

 

*Photo: pasukaru76

Septembre 2013 #5

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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