Migrants: Serbie, voyage au bout de l’arrière-cour


Migrants: Serbie, voyage au bout de l’arrière-cour

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Un siècle après la Première Guerre mondiale, l’avenir de l’Europe se joue à nouveau dans les Balkans. La péninsule est en effet à l’avant-poste de la crise migratoire qui s’abat sur le continent. Après avoir traversé sans s’arrêter, depuis la Turquie, la Grèce et la Macédoine, les migrants marquent plusieurs étapes en Serbie, font halte à Belgrade, où plusieurs camps de réfugiés ont été ouverts, avant de se diriger vers Subotica, petite ville devenue le point de passage obligé vers la Hongrie, porte de l’Union européenne. Cet été, un flux ininterrompu de gens a emprunté cet itinéraire. Fin juillet, ils étaient 2 000 à franchir chaque jour la frontière, en août, la moyenne se situait entre 3 000 et 5 000. Début septembre, on parlait déjà de 7 000 passages quotidiens. Après la fermeture de la frontière hongroise, 40 000 ont afflué en Croatie, en dix jours.

Qui sont ces migrants ? Pour la plupart, des Syriens. Ils fuient les zones de guerre, les camps de réfugiés de Turquie et du Liban, mais aussi, pour les jeunes hommes, la conscription obligatoire dans les forces du régime. Un certain nombre d’Afghans, dont d’anciens employés de l’armée américaine, cibles de la vengeance des talibans. Des Irakiens et des Pakistanais. Moins d’Africains. Peu de chrétiens d’Orient. Les quelques Syriens catholiques rencontrés fuient Damas, estimant que les jours du régime sont comptés.

Tous ont un seul horizon : l’Allemagne. Terre promise où coulent le lait, le miel et le travail. En août, après les déclarations de la chancelière Angela Merkel favorables à un large accueil, beaucoup de candidats à l’asile ont appelé leurs familles et leurs amis restés au pays pour les encourager à les rejoindre. Le smartphone arabe fonctionne très bien, et suscite un effet d’imitation très fort dans la ruée vers l’Europe. La Syrie se donne rendez-vous à Munich et Berlin. Ou alors, à Stockholm, Rotterdam et Bruxelles. La France, non merci : pays en crise, et réputé hostile aux musulmans.[access capability= »lire_inedits »] Reviendraient-ils en Syrie, si la paix était rétablie ? Oui, assurément, répondent beaucoup d’entre eux.

Les migrants ne ressemblent pas toujours au cliché de misère qui s’est imposé. Les migrants syriens ne sont pas tous pauvres. Issus en majorité des classes moyennes, ils sont professeurs, étudiants, médecins, ingénieurs. Ils financent leur passage en Europe grâce à l’argent de leur famille, qu’ils perçoivent via Western Union. À la gare routière de Belgrade, ils achètent leurs tickets pour le nord avec des liasses de billets, croyant que la monnaie en vigueur est l’euro, et non le dinar, cent fois moins élevé. Les guichetiers serbes, dont le salaire ne dépasse guère les 400 euros mensuels, se gardent bien de les prévenir.

Ils ne sont pas tous des jeunes hommes célibataires. La nouveauté de l’explosion migratoire de cet été est l’apparition de nombreuses familles, avec deux parents, flanqués de trois ou quatre enfants. On voit aussi des femmes seules, comme Aya et Djamila, deux sœurs syriennes. Institutrices à Alep, elles sont parties avec leurs enfants, mais leurs maris sont restés en Syrie, en attendant qu’elles s’installent en Allemagne. Elles voyagent avec d’autres femmes et se protègent mutuellement contre les agressions. Leur dignité est impressionnante. Alors qu’elles dorment à même le sol, dans ce parc de Belgrade transformé en camp de réfugiés, elles empilent leurs bagages pour me faire un fauteuil : « Assieds-toi, tu es notre invité ! »

Cependant, cette foule humaine n’est pas sans armes, ni haine, ni violence. Les bagarres sont nombreuses. Les coups de couteau pour une ration, de l’argent, de la drogue, ou pour rien, font périr des jeunes hommes qui ne verront jamais l’eldorado européen. Les rivalités ethniques et politiques réapparaissent : Afghans tadjiks contre Pachtounes, Arabes syriens et irakiens contre Kurdes. Et, bien sûr, les haines religieuses. Ces musulmans sunnites n’ont pas de mots assez durs contre les chiites. « L’Iran, les alaouites, le Hezbollah : tous des apostats ! » affirme Aya, l’institutrice d’Alep. Elle promet le pire au président syrien : « Quand Bachar sera renversé, il faudra égorger ses enfants sous ses yeux ! » Voilà un sentiment qui n’est pas très Charlie. Beaucoup de Syriens ont entendu parler du journal français. Pour certains, c’est la cause de leur refus de s’établir en France. « Vos journaux attaquent notre religion », estime l’un. « Charlie Hebdo a fait des dessins insultants du Prophète, c’est normal qu’ils aient été tués », juge un autre. Autant dire que certains ressassent déjà une revanche à prendre sur l’Occident.

Un chapeau sur la tête, la soixantaine bedonnante, Abdullah tapote sur sa tablette, assis contre un arbre, près de la gare routière de Belgrade. Distingué, parlant un anglais parfait, il se dit professeur à l’université de Kirkouk, en Irak. Au fil de la discussion, la courtoisie laisse place à un discours enflammé : « Vous êtes responsables de notre malheur ! Vous avez détruit l’Irak ! Vous êtes en train de détruire la Syrie ! Mais vous allez payer : cette année, vous allez avoir un million de réfugiés. Inch Allah, l’an prochain vous en aurez 3 millions. L’année suivante, peut-être 10 millions. L’Europe deviendra musulmane, et vous serez obligés de vous adapter à nous ! » On lui répond que les Français étaient opposés à la guerre d’Irak en 2003. « Et Mitterrand ? Il a participé à la destruction de l’Irak, en 1991. Américains et Anglais sont les plus grands criminels, mais tous les Occidentaux sont coupables. » Avant qu’on le quitte, le professeur tient à raconter l’opulence de l’élite irakienne des années 1980 : « Je pouvais visiter la France, l’Irak était riche. Pourquoi avez-vous tout détruit ? »

La même interrogation douloureuse anime Abdelhalim. Cet instituteur vient de Deir ez-Zor, ville à l’est de la Syrie, où s’affrontent les forces du régime et celles de l’État islamique. Lui, sa femme et ses filles dorment dans le même camp de réfugiés improvisé de Belgrade. Il a un frère à Düsseldorf, et compte vite le rejoindre. Rassuré que je sois français, et non américain, Abdelhalim donne libre cours à son ressentiment : « Pourquoi l’Amérique nous déteste-t-elle autant ? Pourquoi veut-elle la perte des Arabes ? Ils ont envahi l’Irak. Maintenant, ils ont conclu un pacte avec l’Iran ! » Bien qu’il soit passé entre les lignes djihadistes, ce n’est pas l’État islamique qui fait l’objet de son courroux, mais les États-Unis, et la dictature de Damas : « Cela fait cinquante ans que nous vivons sous le même régime ! Hafez Al-Assad, puis son fils Bachar. Nous sommes humiliés. Pourquoi cette injustice ? Les alaouites sont pires que Daech. »

Au sujet de l’État islamique, beaucoup de migrants parlent avec dégoût de « Daech », l’acronyme péjoratif du groupe djihadiste. Mais d’autres évoquent en arabe, sans acrimonie, « ad-dawla al-islamiyya », l’État islamique. C’est le cas d’Ahmed, jeune homme qui vient justement de Raqqa, la « capitale » syrienne du califat autoproclamé. Comment a-t-il pu parvenir jusqu’ici ? « Les Turcs m’ont laissé passer », se contente-t-il de dire, un peu gêné. Début septembre, un porte-parole de l’État islamique, Abou Mohammed Al-Adnani, a affirmé que « 4 000 combattants » se dissimulaient dans la foule de réfugiés. Menace réelle, ou coup de bluff ? Il est difficile d’analyser froidement la propagande de Daech, qui sait se servir des médias occidentaux comme caisse de résonance. La transe collective du 11 janvier était plus efficace pour bouleverser un pays, et moins coûteuse, qu’une batterie de missiles.

Un diplomate européen en poste à Belgrade, dont le métier exige l’anonymat, redoute que l’État islamique utilise ces déplacements de foule. Attablé au café de la gare ferroviaire, où attendent beaucoup de réfugiés, il laisse poindre son amertume : « Tout cela me fait penser aux invasions barbares de l’Empire romain décadent. » Il craint qu’à la faveur de cette vague migratoire, les djihadistes réactivent leurs liens avec les mafias albanaises, qui ont la haute main sur les réseaux de passeurs. Bien avant Daech, pendant les guerres yougoslaves des années 1990, les recrues du djihad mondial ont combattu les Serbes en Bosnie, puis au Kosovo. Le 31 août dernier, cinq jeunes hommes, venant de Macédoine et circulant dans une voiture immatriculée au Kosovo, ont été arrêtés à la frontière bulgare. Leurs téléphones étaient remplis de photos de décapitations, de prières salafistes et de symboles de l’État islamique.

Les séides de l’État islamique ne sont pas les seuls combattants à s’être glissés dans le flot des migrants. L’Europe est un déversoir des soldats de tous les camps s’affrontant en Syrie. On rencontre nombre de déserteurs de l’armée régulière. Il y a aussi ce réfugié, arrêté mi-août à la frontière serbe comme « terroriste » : Lait Al-Saleh, jeune homme venu d’Alep, a été identifié sur des photos le montrant barbu et brandissant une kalachnikov. Il était bien islamiste, mais pas djihadiste : il commandait une brigade de l’Armée syrienne libre, fondue dans un ensemble de groupes rebelles, le Front du Levant. Après un interrogatoire, il a pu poursuivre sa route vers les Pays-Bas, qu’il doit avoir atteints aujourd’hui.

Dans ce contexte, les rumeurs d’infiltrations djihadistes se répandent en Serbie. Les habitants sont persuadés d’être victimes d’un vaste complot mêlant les États-Unis, le Qatar et la Turquie, pour islamiser l’Europe. Le père Mirko Stefkovic, secrétaire de l’évêque catholique de Subotica, partage sans hésiter l’opinion dominante. Il s’appuie sur le précédent du Kosovo, province à majorité albanaise musulmane, qui a fait sécession après une guerre opposant la Serbie à la coalition américaine, en 1999. « Les États-Unis ont détruit ce pays, et ça continue, affirme le père Stefkovic. Ils disent que la Serbie est une dictature bananière ? Moi je dis que l’Amérique est un empire bananier ! »

Identitaires et cultivant la mémoire de l’occupation turque, les Serbes ont peur que cette migration soit une invasion musulmane douce. Mais, pour le moment, leur empathie et leur solidarité à l’égard des réfugiés dépassent leur peur. Le souvenir des réfugiés serbes chassés de Croatie et du Kosovo les pousse à aider. À Subotica, îlot de minorités catholiques hongroise et croate, dans ce pays à majorité orthodoxe, les équipes de l’ONG papiste Caritas se dépensent sans compter en faveur des réfugiés. Gabor Ric, coordinateur de Caritas dans la région, se rend quotidiennement dans le camp situé à la lisière de la ville. En fait d’un camp, c’est une usine désaffectée, investie par des groupes d’Afghans, de Pakistanais et de Syriens qui se succèdent dans les lieux. Gabor Ric leur demande : « Vous n’avez besoin de rien ? Nourriture ? Médicaments ? – Non, on part tout de suite ! » La Hongrie n’attend pas.

À 40 kilomètres de là, un grillage haut de 4 mètres, installé par la police et l’armée hongroises, court le long de la frontière, destiné à stopper les migrants. Nikola, réparateur de vélos de Subotica, apprécie la construction de ce « mur ». La Hongrie, au moins, fait respecter sa souveraineté, dit-il. Un brin provocateur, il me glisse : « Il ne faut pas dire démocratie, mais démon-cratie ! » Il aime le Premier ministre hongrois Viktor Orban, et surtout le président russe Vladimir Poutine. L’incarnation du grand frère orthodoxe, protecteur des Serbes. « Nous autres, Slaves, avons besoin d’hommes à poigne », avoue le père Stefkovic.

En Serbie, l’homme fort qui tire son épingle du jeu se nomme Aleksandar Vucic. Premier ministre depuis 2014, il dirige le pays en binôme avec Tomislav Nikolic, élu président en 2012. Hier fervents nationalistes, les deux hommes se sont convertis à l’ardente nécessité de faire entrer la Serbie dans l’Union européenne. Ils sont prêts à tout pour parvenir à cette fin, y compris à organiser une Gay Pride à Belgrade, malgré l’hostilité de la population et les émeutes de hooligans. Cette fois, la couleuvre à avaler est de contenir un maximum de migrants sur le sol serbe. « En échange de l’ouverture d’un nouveau chapitre du protocole d’adhésion, la Serbie est chargée de stopper elle aussi le flux, en créant des camps de réfugiés capables d’accueillir les centaines de milliers de personnes à venir », explique le diplomate européen de Belgrade. Avec cynisme, l’Europe continue de traiter les Balkans comme son arrière-cour. Pour ne pas brusquer la population serbe, la création de ces camps se tiendrait après les élections législatives prévues en mars 2016. Le parti progressiste serbe (SNS) au pouvoir est certain de rafler la quasi-totalité des sièges. « On a juste troqué un parti unique contre un autre », soupire le père Stefkovic. En face de l’évêché de Subotica trône toujours un monument communiste massif, installé après 1945, pour défier le clergé bourgeois.

Mais nombre de Serbes ne sont pas dupes de la manœuvre. « Le Saint-Graal de l’Union européenne ? C’est une illusion, dit Vladimir, jeune webmaster de Subotica. L’Europe est morte, on le voit bien en Grèce, c’est une folie de se sacrifier pour la rejoindre ! » Chrétien pratiquant, Vladimir est bouleversé par la tragédie humaine des migrants. Il participe aux banques alimentaires de Caritas pour les réfugiés. Mais s’ils venaient à rester ?

Des deux côtés de la frontière serbo-hongroise, le quotidien des habitants est bouleversé. « La région est devenue une zone de non-droit », tempête Laszlo Toroczkai, maire d’Asotthalom, première bourgade hongroise après la frontière serbe. Lié aux nationalistes locaux, il joue les durs devant les journalistes, avec sa carrure de cavalier magyar. Mais devant les groupes de migrants qui traversent impunément son village, il perd pied : « C’est l’anarchie. Il n’y a plus de police, plus de loi. C’est ça qui me terrifie », lâche-t-il dans son bureau municipal. Les Serbes et les Hongrois ont le sentiment aigu de ne plus maîtriser leur destin. Cette inquiétude semble largement partagée en Europe.[/access]

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00727488_000021.

Octobre 2015 #28

Article extrait du Magazine Causeur



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