Comment terrasser le monstre marseillais


Comment terrasser le monstre marseillais
Intervention policière dans la cité La Busserine (Photo : SIPA.00742227_000128)
Intervention policière dans la cité La Busserine (Photo : SIPA.00742227_000128)

J’ai interviewé Philippe Pujol, dont j’ai chroniqué par ailleurs sur LePoint.fr le dernier ouvrage, la Fabrique du monstre – Dix ans d’immersion dans les Quartiers Nord de Marseille, parmi les plus inégalitaires de France (Les Arènes, janvier 2016). Un long sous-titre qui révèle à la fois l’implication lointaine de l’auteur dans un travail d’enquête commencé quand il était journaliste à la Marseillaise — ce qui lui a valu le Prix Albert-Londres en 2014 — et un engagement à gauche — étant bien entendu que la Gauche, ce n’est pas ce qui s’agite en ce moment au pouvoir. C’est un homme passionné, d’où l’aspect quelque peu décousu de cet entretien, dont j’ai gardé autant que possible les coqs à l’âne — la vie, quoi…

 

Jean-Paul Brighelli : Marseillais depuis toujours ?
Philippe Pujol : 
Presque. Père marseillais, mère corse — tous deux douaniers — ce qui m’a fait naître à Paris. Mais je suis arrivé ici à 2 ans, et n’en suis pour ainsi dire plus parti depuis. Mon enfance, ce fut la Caserne des douanes (dans le IIIème — quartier de la Belle-de-Mai) — et j’ai eu le temps de constater la paupérisation progressive de mon environnement. Le collège Victor-Gelù où j’ai fait mes premières armes, ou le collège Versailles, étaient à l’époque peuplés de la faune ordinaire du Marseille populaire, italo-corsico-hispano-arméniens, le peuple provençalo-phocéen type. Aujourd’hui, les collèges du secteur sont monocolores — noirs. Les Comores ont débarqué ! Entre-temps, il y a eu la phase rebeu.
Ceux qui en ont eu les moyens (comme mes parents) sont partis et ont été remplacés par les plus pauvres chassés par exemple du IIe arrondissement dont la rénovation a été commencée dans les années 90. Et les plus pauvres sont souvent les derniers immigrés arrivés. A la classe sociale, s’est substituée artificiellement l’origine ethnique.
La ville s’est ainsi segmentée en communautés antagonistes. Et une cité qui vivait des activités licites de ses habitants ne survit plus en grande partie que des trafics illicites, dans la mesure où, par la grâce de quelques grands truands que tout le monde connaît mais dont on évite de prononcer les noms — même moi ! —, l’économie souterraine s’est institutionnalisée.

C’est ce que vous décrivez dans votre livre. Mais je reviens au titre : ville-monstre ou ville malade ?
Ville-monstre dans sa structure, malade dans son fonctionnement. Et les flics sont les infirmiers au chevet des secteurs les plus touchés. Infirmiers, pas docteurs : ils prennent en charge, ils ne peuvent pas guérir — ce n’est pas de leur ressort. Faire intervenir l’armée, comme l’ont suggéré Samia Ghali ou Ségolène Royal, ne ferait qu’empirer les choses — les soldats ignorent a priori tout du terrain —, à moins qu’on ne donne aux troupes une mission de longue durée, comme cela a pu se faire à l’étranger, une mission d’éducation, d’accompagnement — mais la répression pure ne sert à rien. C’est une hydre. On coupe des têtes, elles repoussent ailleurs.

« La concurrence dans la voyoucratie est plus féroce que par le passé »

Tout de même, vous pensez, comme moi, que le gangstérisme est pour l’instant un rempart contre le djihad…
Pour l’instant ! Mais ça menace de changer. Car les carrières dans la voyoucratie sont là aussi bouchées. La concurrence y est plus féroce que par le passé. Les petits truands que l’on envoie en prison sont de plus en plus facilement endoctrinés par des recruteurs fondamentalistes — à Tarascon bien plus encore qu’aux Baumettes. Ils peuvent d’ailleurs en sortant cumuler les deux pendant un certain temps — le shit et le tapis de prière. Mais à plus long terme…

Quelle solution alors à court terme ? Dépénaliser le shit ?
Il est certain que ça porterait un coup d’arrêt au trafic — à condition de coupler la dépénalisation avec l’envoi en désintox des gros consommateurs — et il n’est pas rare de voir des gamins de 15 ou 16 ans fumer toute la journée. Or, il faut savoir que le shit qui arrive à Marseille est très fort en THC — 30 à 35% contre 15% la plupart du temps. Les revendeurs le coupent donc comme je le raconte, ce qui obligent les derniers maillons de la chaîne du trafic à renforcer les effets par adjonction de produits pharmaceutiques divers. D’où une addiction très forte, et des effets psychogènes très puissants. Nombre de jeunes dealers/consommateurs (parce qu’ils en sont à consommer leur propre merde, et ce dès 12-13 ans) sont psychotiques, schizos, bi-polaires, incontrôlables. Légaliser sans traiter serait idiot. Mais seule la légalisation permettrait aux spécialistes de travailler sur les toxicomanies.

Mais toute la France fume… Qu’est-ce que la consommation marseillaise a de si spécial ?
Il y a en France une consommation endogène, souvent d’origine paysanne — la région de Mâcon, par exemple, produit une beuh de première bourre ! Ici, nous en sommes à un stade industriel — et comme tous les produits industriels, le « bio » et la qualité sont rarement au rendez-vous.
Mais il ne faut pas se tromper, les plus gros consommateurs à Marseille sont les gens des classes populaires qui noient leurs problèmes quotidiens dans une drogue low-cost. La fumette des bobos (qui sont plutôt des intellos précaires) ne fait pas le chiffre d’affaire des réseaux de stups.

« On ne peut s’appuyer sur des élus qui ne font jamais que du clientélisme communautariste »

Passons sur les constats — les gens n’ont qu’à lire votre livre, absolument passionnant. Mais il s’en dégage vite un sentiment du « tous pourris » — en particulier lorsqu’après avoir décrit les trafics et les règlements de comptes, vous analysez le monde politique qui couvre et couve le monstre.
Déjà il faudrait instaurer absolument le non-cumul des mandats, et en limiter aussi la répétition dans le temps, ce qui permettrait d’en finir assez rapidement avec les baronnies institutionnelles, les réseaux clientélistes, et le renouvellement sans sourciller d’incompétents à tous les postes-clés.
La bourgeoisie traditionnelle a fui Marseille, depuis plus de vingt ans. La petite bourgeoisie n’existe plus qu’à l’état de trace. C’est ce tissu social qu’il faut reconstituer — en créant d’abord de la formation. En créant — et je sais tout ce qu’il y a de paradoxal à le dire — du capitalisme. Mais un capitalisme encadré, intelligent, donc bordé par une société civile réellement représentative.
Le gangstérisme même aurait tout à y gagner. Pour le moment il n’a pas compris qu’il aurait tout intérêt à se structurer pour gagner encore plus d’argent — non plus en vendant des produits innommables dans des squats innommables, mais en permettant la réactivation, par exemple, du Hollywood marseillais créé jadis par Pagnol et remis timidement en état par les studios de la Belle-de-Mai où se tourne Plus belle la vie. Après tout, pourquoi ne pas utiliser notre mauvaise image en faisant du « bad boy » marseillais une nouvelle figure, un nouveau type — comme Simon Sabiani et ses complets blancs ont pu l’être pour Borsalino dans les années 1970 ?
C’est en voie, d’ailleurs. Les bars il y a encore quinze ans étaient essentiellement des PMU à bingos — profits rapides des petits racketteurs sur les machines à sous. Aujourd’hui, parce qu’il y a un nouveau public à Marseille, la qualité des restos s’est considérablement améliorée, les bars se sont diversifiés, « gentrifiés ».
Les bonnes volontés ne manquent pas — dans le monde associatif en particulier. Donnons enfin leur chance aux énergies locales. Voir l’activité d’un homme comme André Jollivet, inlassable architecte-militant, qui plaide pour un autre urbanisme à Marseille. Une urgence. Il faut arrêter la destruction de la ville bien engagée sous l’ère Gaudin.

Reste l’OM…
Pas même. L’unanimité autour de l’OM n’est qu’une façade. Dans le stade se retrouvent, de façon caricaturale, les oppositions entre quartiers. Chacun, si je puis dire, communie dans son coin avec le dieu football — mais pas avec ses voisins. La perte de ferveur autour de l’OM n’a pas de lien avec les piètre résultats de l’équipe de chèvres qui est présentée chaque week-end (il y en a eu d’autres par le passé). Elle est le symptôme d’une perte d’identité marseillaise qui ne doit surtout pas disparaître.

Votre livre s’achève sur le dernier parti à être entré ici dans le jeu politique — le FN. Comment Stéphane Ravier a-t-il été élu dans les Quartiers Nord ?
D’abord, il a profité des casseroles de Sylvie Andrieux et de l’appui en sous-main d’une élue UMP. Ensuite, dans un secteur qui est effectivement dans les Quartiers Nord, il a pu compter sur les votes hétéroclites des petits blancs, de la minorité arménienne, de nouveaux arrivants enfermés dans des résidences vidéo-surveillées, de vieux immigrés qui s’intègrent en quelque sorte par le racisme —, et de quelques Gitans sédentarisés qui ne veulent surtout pas qu’on les confondent avec des Roms. Mais c’est un groupe de pression comme un autre, dont j’explique les origines et les cohabitations lointaines et inavouables. Le FN est un rouage ancien et essentiel des systèmes clientélistes marseillais.
Ce qu’il faut, c’est balayer un système pourri qui sélectionne ceux qui perpétuent l’ordre des choses. Quitte peut-être à se raccrocher à une candidature parachutée. Gaudin pourrait arrêter à moyen terme, mais les couteaux de tous les minables en quête de pouvoir s’aiguisent déjà. On ne peut s’appuyer sur des élus qui ne font jamais que du clientélisme communautariste ! Peut-être — et je sens bien que cette fois, je frise le scandale — faudra-t-il s’appuyer sur ces populations nouvelles venues s’installer dans le Sud depuis que le TGV a mis la capitale à trois heures de Marseille. Les Marseillais qui bénéficient depuis longtemps des clientélismes perpétuent les systèmes en votant pour leurs gardiens, ceux qui n’en ont jamais bénéficié votent parfois FN et le plus souvent ne votent plus. Donc peut-être le sang neuf peut-il faire évoluer les choses? Marseille sauvée par les Parisiens ! Ma foi, si l’élimination du monstre est à ce prix…

LA FABRIQUE DU MONSTRE

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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