La petite musique de Mark Greene


La petite musique de Mark Greene
(Photo : Hilde Kari - Flickr - cc)
(Photo : Hilde Kari - Flickr - cc)

Depuis 2004 et la parution de son premier roman, Le Lézard (Le Seuil), le romancier franco-américain Mark Greene construit une œuvre qui gratte le vernis de l’esprit humain, y plonge les mains et en ressort la boue, la saleté, le vice et l’étrangeté. Tantôt cruel, tantôt conciliant avec ses personnages, il accompagne leurs trajectoires entre grandeur amère et décadence certaine. Son dernier roman, 45 tours, ajoute une pierre à cet édifice baroque. Il raconte l’histoire de Franck et Richard, fictif duo à succès des années 80 sur le modèle de Partenaire Particulier, auteurs d’un unique tube qui leur permet encore de vivre de leurs droits d’auteur.

Richard est un artiste raté. Une après-midi d’hiver, Franck et lui sont réunis dans son salon. Franck, sans s’en apercevoir, fredonne huit petites notes qui signeront l’originalité du tube. Richard compose les arrangements et les paroles qui seront plusieurs fois rejetés par la maison de disques. À chaque remaniement, seules les huit notes survivront. Richard conteste, s’énerve puis se laisse séduire en attendant son heure. Il en est certain, l’artiste, le génie inspiré, c’est lui. Les autres sont des ignorants qui ne pensent qu’à vendre des disques, mais lui, il sait. Il n’abandonnera jamais le fantasme d’un retour en fanfare du duo, baptisé Manero – en référence au héros de La Fièvre du samedi soir – pour les besoins de la publicité. Le jour de la sortie, il écume les disquaires, achète au passage des dizaines d’exemplaires du disque et exige que les supermarchés modifient leur musique d’ambiance au profit du titre qu’il tient à voir « décoller ».

À l’abri du besoin, trente ans plus tard, il pèse cent cinquante kilos, passe son temps devant la télévision, dans son appartement avec vue sur le boulevard Montparnasse et rêve de retrouver Franck pour relancer la machine. Celui-ci n’est pas de cet avis. Cette époque lui semble loin, et dans le temps, et dans l’espace.

Depuis la disparition soudaine de leur producteur Stéphane Malagré lors d’un voyage en Inde, il a quitté Paris et le monde du spectacle dans lequel il se sentait étranger : il ne participait pas vraiment aux soirées données en son honneur, il y assistait, observait de loin, ne s’intégrait pas. Il ne se sent pas responsable du succès vers lequel il a entraîné Richard : « Tout ça, c’était à cause de la neige » s’excuse-t-il. Il préférait de loin les soirées fast-food et pétard aux studios d’enregistrement et aux plateaux télé. Retiré dans la campagne bourguignonne, une province qui n’a rien pour elle, ni la pauvreté authentique, ni la richesse touristique, il occupe la maison de sa défunte mère au cœur d’un village à l’agonie et opère un littéral retour à la terre. Entièrement isolé, il développe un fétichisme du sol, collectionne les boues, les glaises, les argiles, les mange, les frotte contre son corps, les promène avec lui dans de petits sacs de toile. Sans qu’il ne se l’avoue, il expie sa chance d’avoir quitté ce pays menaçant par ses volets fermés et ses maisons basses.

À la foi de Richard dans un come-back providentiel, à l’heure où de nombreuses vedettes des années 80 tentent leur chance, répond la foi naïve de Franck. Une nuit qu’il erre entre le cimetière et la place du marché, une clé laissée dans la serrure d’une des portes de l’église attire son attention. Il en fait réaliser un double. Désormais, l’église sera son domaine. Toutes les nuits, il s’y faufile, se love dans le chœur, lève les yeux vers le Christ qui chantonne à son oreille les huit petites notes. Avec un tel allié, il en est désormais convaincu, le retour du duo Manero est inéluctable.

Dans ce roman tourné vers le passé, Mark Greene ne donne pas les clés pour comprendre le présent ni pressentir l’avenir. Il plante son décor, y enferme des hommes, le lecteur et l’auteur observent de concert ce qu’il en adviendra.

45 tours, Mark Greene, Rivages/Payot, 215 pages.

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étudie la sophistique de Protagoras à Heidegger. Elle a publié début 2015 un récit chez L'Editeur, Une Liaison dangereuse.

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