Entre Gorizia et Padoue


Entre Gorizia et Padoue
Le monastère de Kostanjevica (Slovénie) abrite la dépouille de Charles X. Sipa. Numéro de reportage : 00662700_000004.
trieste padoue bourbon
Le monastère de Kostanjevica (Slovénie) abrite la dépouille de Charles X. Sipa. Numéro de reportage : 00662700_000004.

Entre les régions danubiennes ou balkaniques et la France, on traverse la Slovénie puis le nord de l’Italie. Retour progressif, sans doute, vers l’Occident. Disons, vers « la civilisation ». Il faut bien que les migrants aient un but pour entreprendre leur grand voyage. Du reste, les migrants, on le sait bien, visent plutôt l’Angleterre ou l’Allemagne. Dans un mouvement tournant (autour de la France) qui jette la confusion dans la boussole sur les notions d’est et d’ouest.

Quant à moi, je rentrais simplement en France, de retour de Hongrie et de Roumanie. Mais ne cherchons pas trop la simplification. D’ailleurs, pour bien comprendre, il faudrait aussi évoquer l’étape italienne du voyage aller, à Gorizia. Au retour : à Padoue. Et l’on verra que l’Europe n’est pas tant divisée par une frontière séparant l’Orient et l’Occident que traversée de plusieurs frontières aux tracés furtifs, souvent liées à l’histoire de la domination de l’homme par l’homme et qui subsistent encore, à l’heure où l’on veut faire croire que la zone Schengen existerait encore ou aurait existé.

Gorizia, aujourd’hui située à la frontière italo-slovène, était naguère une étape appréciée de la société viennoise en route vers le bord de la mer Adriatique, éventuellement vers Venise ou d’autres lieux de villégiature. La population de Gorizia est une combinaison latine et slave, de même que l’architecture, la gastronomie, toute la culture. N’omettons pas l’élément germanique, bien sûr, qui reste prépondérant, puisque sur cette population bigarrée régna l’empereur d’Autriche, puis d’Autriche-Hongrie, jusqu’à la fin de la Première guerre mondiale.

À Gorizia, une dame fort distinguée raconte comment, jadis, lorsqu’elle était fillette, des cardinaux la faisaient sauter sur leurs genoux. C’est l’esprit italien, à la bonne franquette. L’un d’eux, son préféré, avait coutume de rester longuement en adoration dans la chapelle du palais, avant de rejoindre ses hôtes au salon pour fumer un cigare. Cet homme lui a appris, dit-elle, le « dualisme ». Pas sûr que le mot soit bien choisi, mais on comprend ce qu’elle veut dire. Et l’on ne peut qu’approuver. La nuance, autrement dit. Aujourd’hui, mission presque impossible, peut-être même en Italie.

À bien y réfléchir, d’ailleurs, à Gorizia souffle aussi l’esprit d’Europe centrale, mélange de discipline et d’absurdité (les deux vont volontiers de pair). Par exemple, un restaurant qui s’appelle La Luna mais dans lequel on ne sert que de la cuisine slovène. Tandis que l’Autriche se racornissait sur sa capitale disproportionnée, les marges séparées de l’empire sont revenues à leurs anciennes manières. Comme à Trieste, qui se trouve à une trentaine de kilomètres. Entre les deux, le village côtier de Duino où Rainer-Maria Rilke composa les célèbres élégies. Ces tristes falaises, en hiver, font l’impression d’une paix mortelle. « Ô maison, ô prairie, ô lumière du soir/ tout cela d’un seul coup acquiert presque un regard ». Ou encore le château de Miramar, au bord de l’eau, d’où le futur empereur du Mexique, encouragé par Napoléon III, embarqua vers sa funeste destinée. Un archiduc Habsbourg, frère de François-Joseph. Au cœur du système de l’Europe centrale dans lequel Napoléon III se mouvait comme un chien dans un jeu de quilles.

De Rotterdam à Milan en passant par Francfort et Stuttgart, toute l’industrie de l’Europe se trouve dans cette région où les peuples ne se sont jamais organisés de manière autonome du point de vue politique, mais ont sans cesse occupé ensemble les premières places dans le domaine économique et financier. Une leçon pour nos amis d’Europe centrale, la bien nommée, qui se plaignent régulièrement de n’avoir pas eu le temps d’organiser leurs nations en états-nations à la française ni même à l’anglaise. Je n’ai jamais vu autant de camions sur une autoroute qu’entre Milan et Venise. On se croirait embarqués par erreur sur une voie de chemin de fer combiné rail-route. (Encore une invention du couloir industriel européen.)

Bref, dans cette région, on regarde l’avenir en louchant sur le passé. L’héritage impérial des Habsbourg, passé par la doctrine de l’Union européenne, fait place au multiculturalisme fondé sur la croissance économique elle-même appuyée sur de solides mégapoles. Tandis que tout autour les cultures nationales sont provincialisées.

Et la France dans cette partie floue de l’Europe ? À Gorizia, plus exactement à Nova Gorizia, en Slovénie, de l’autre côté de la frontière, se trouve le monastère franciscain de Kostanjevica (Castagnevizza) où sont enterrés les derniers membres de la famille Bourbon exilés après la révolution de 1830. Charles X, son fils Louis XIX et l’épouse de ce dernier, Marie-Thérèse de France, ainsi qu’Henri d’Artois, comte de Chambord, prétendant sous le nom d’Henri V, et quelques autres. À la fin du XIXe siècle, les derniers souverains français sont venus se réfugier à l’ombre de l’empereur. Aujourd’hui, la vieille rivalité entre les deux puissances continentales n’a sans doute plus lieu d’être. La France est toujours puissante, paraît-il, elle même jouit encore des frontière du temps de Louis XIV ou presque. Tandis que l’empire d’Autriche s’est effondré sur lui-même. À moins, justement, qu’il ne se soit au contraire dilaté jusqu’aux frontières du continent.

Pas sûr. Rien n’est sûr. Il suffit de descendre un peu vers le sud. Au retour, disais-je, arrêt à Padoue. Certes, on y rencontre un grand nombre de messieurs à lunettes qui circulent à vélo en manteau de loden vert, légèrement grisonnants et bedonnants comme Umberto Eco, parangon de l’intellectuel italien parfaitement intégré à la marche du monde vers la mondialisation depuis l’âge de la Renaissance.

Mais, à Padoue, on aime aussi la bonne vieille France. Le petit vin rouge en carafe est servi avec un sourire et quelques mots en français sur une nappe blanche ornée d’argenterie. À une table voisine, des hommes d’affaires allemands trinquent à la réussite d’une future collaboration. Le maître d’hôtel à la fine moustache, étroit d’épaule, s’assoit en fin de soirée à une table pour assister à la deuxième mi-temps du match entre l’AS Roma et le Real Madrid. On perd le match, on se sépare en proférant quelques jurons nostalgiques d’un temps qui n’appartient à personne. Saint Antoine, rendez-nous ces temps heureux ! Et la confiance, et la santé, et la mémoire ! À Padoue se trouve une grande cathédrale dans laquelle de splendides fresques racontent l’histoire sainte, mais aussi toutes sortes de chapelles ornées dont les cloches sonnent à tout moment. Et un petit oratoire, dans une ruelle étroite, une percée d’à peine quelques mètres dans le mur, au fond de laquelle se trouve une représentation de la vierge. On respire la foi simple et populaire de l’Orient.

Dans une autre ruelle du centre, une vieille dame élégante m’expliqua où était la maison de Galilée. Elle était fière, comme si elle avait fait naître elle-même le grand homme. Après tout, n’a-t-elle pas raison ? Elle a au moins fait naître en moi un sentiment d’admiration pour les Italiens. Et Galilée a revécu un instant. Finalement, la Renaissance, ce phénomène si difficile à interpréter, est-elle autre chose que ce que l’on en fait ? Sur le fil de la science, de la religion et du mode de domination des hommes.

En m’arrêtant en Italie sur le chemin qui nous sépare de l’Europe centrale et orientale, à l’aller comme au retour, je me suis demandé si d’un bout à l’autre du continent, ainsi qu’en moi-même, citoyen de l’Europe au XXIe siècle, ne passait pas comme une large et profonde vague immobile la frontière entre l’Orient et l’Occident.



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