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Léon Bloy, la grâce et la fureur


Léon Bloy, la grâce et la fureur
Léon Bloy en 1895. Photo: Selva/Leemage

A l’occasion du centenaire de la mort de Léon Bloy, la collection « Bouquins » a réuni en un seul volume ses Essais et Pamphlets. On y trouvera mille preuves que cet imprécateur catholique antimoderne est avant tout un très grand écrivain.


Léon Bloy nous manque. Comme nous manquent Barbey d’Aurevilly, Bernanos ou Pasolini. Imprécateurs désespérés, marathoniens de la colère, révoltés antimodernes, tous se sont tus, apparemment une fois pour toutes. Aucune voix, désormais, pour troubler le consensus et nous réveiller d’un totalitarisme doux – et choisi – qui nous conduit à nous extasier sur les nouvelles technologies, les trains à grande vitesse, les algorithmes du trading à haute fréquence, la vie virtuelle comme substitut de la vraie vie pendant que sur terre, l’horreur réelle est quotidienne. Celle, banale dans nos contrées développées, d’une existence aliénée, « séparée » aurait dit Guy Debord. Celle, aussi, de la violence planétaire qui frappe partout, toujours et encore, les plus pauvres.

Les pauvres… Le mot a quelque chose de démodé, n’est-ce pas ? De démodé et de brutal à la fois : dans les discours politiques, même de gauche, comme dans la néo-langue sociologique ou technocratique, on préfère le substantif, plus impersonnel, de « pauvreté ». Les pauvres, eux, sont au cœur de l’œuvre de Léon Bloy et le mot, chez lui, est aussi fréquent que les offenses qui leur sont faites. Nous oublions les pauvres, nous dit Bloy, preuve que nous avons oublié Dieu et construit l’enfer sur terre avant de le connaître dans l’au-delà.

« Le riche est une brute inexorable qu’on est forcé d’arrêter avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre. »

Léon Bloy nous manque aussi parce qu’il était le seul, ou presque, à maudire ce qu’il voyait s’édifier sous ses yeux et que tous applaudissaient au nom du progrès. Dans Belluaires et Porchers, il a dit sa détestation de la « Babel de fer », autrement dit la tour Eiffel : « On ne la sent pas fraternelle comme les autres monuments de Paris. Elle ressemble à une étrangère d’Orient et on devine bien qu’elle n’aura jamais pitié de nos pauvres. » Ou encore du métropolitain : « bruit infernal, danger certain, mort probable – et quelle mort ! – toutes les fois qu’on descend dans ces catacombes. Impression de la fin des sources, de la fin des bois frissonnants, des aubes et des crépuscules, dans les prairies du Paradis. De la fin de l’âme humaine. » On rêve, du coup, de ce qu’il aurait écrit, par exemple, au sujet des smartphones, qui ont enfermé les attributs de la divinité dans des applications et des moteurs de recherche, donnant l’illusion prométhéenne d’être omnipotent, omniscient, maître d’un présent perpétuel.

Bloy est autant l’« entrepreneur de démolitions » du stupide xixe siècle que le prophète de xxe et même du xxie. Mourir un 3 novembre 1917 en fait le contemporain du carnage mondialisé de la Grande Guerre et, à quelques jours près, de la révolution russe : « J’attends les Cosaques et le Saint-Esprit », écrivait-il peu de temps avant sa mort. Et dans Les Méditations d’un solitaire en 1916, il comprend en direct avec une clarté bouleversante le basculement qui se joue : « Une tristesse énorme est sur le monde. À l’exception des scélérats innombrables, industriels ou commerçants, qui s’enrichissent de la guerre et qui craignent de la voir finir, à l’exception des prostitués de tous les étages qui se soûlent du sang des victimes, on n’entend partout que des lamentations et des sanglots. » N’y aurait-il pas là un étrange écho aux propos d’Anatole France qui écrivait dans l’Humanité en 1922 : « On croit mourir pour la Patrie, on meurt pour des industriels » ? France qui est pourtant l’exact envers de Bloy, que ce soit sur le plan de l’idéologie, de la religion et même du style. Sans doute, à ceci près que Bloy ne puise pas son intolérance à l’injustice sociale et aux hypocrisies mortifères du capitalisme dans la politique, mais dans la théologie. C’est au nom de Dieu et du Christ outragé, au nom de la force émancipatrice des Évangiles que Bloy ferait pâlir aujourd’hui, par sa violence antibourgeoise, les gauchistes les plus acharnés : « Le riche est une brute inexorable qu’on est forcé d’arrêter avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre. »

Léon Bloy, prophète maudit

C’est que Bloy, qu’on a classé un peu hâtivement dans les réactionnaires fin-de-siècle, est d’abord un prophète. Certains, même, le voient comme un saint possible – tel le dominicain Augustin Laffay, qui a donné une magnifique préface à cette édition Bouquins en un seul volume, la première du genre des Essais et Pamphlets, chaque titre étant en outre présenté par les notices éclairantes de Maxence Caron.

Pour Bloy – comme pour le Baudelaire de Mon cœur mis à nu –, « le monde va finir ». Mais Bloy nous dit comment et pourquoi. Il nous le dit dans ses romans, ses nouvelles et son journal, dont le titre de chaque volume, Le Mendiant ingrat, L’Invendable, Le Pèlerin de l’Absolu, Au seuil de l’apocalypse, résume une existence qui s’est déroulée dans une misère effroyable. Il a aimé des folles et des illuminées. Il a épousé des prostituées. Il a perdu des enfants en bas âge. Il a connu comme un soldat courageux les horreurs de la guerre de 70 et il faut lire à ce propos les nouvelles de Sueur de sang. Il a écrit dans des journaux qui ne voulaient pas de lui et le payaient mal. Il en a même créé un, Le Pal, en 1885, un hebdomadaire qui n’aura que cinq numéros et dont il sera le seul rédacteur. Et pour finir, il a écrit des livres qui, lorsqu’ils n’étaient pas refusés, ne se vendaient pas. Qui dit mieux dans le palmarès des écrivains maudits ? Pourtant, Léon Bloy est bien ce catholique qui a toujours lutté contre le pire des péchés, celui contre l’Espérance. Et ses Essais et Pamphlets en témoignent, il a le sens du combat et il l’a mené frontalement contre les gloires littéraires et icônes intouchables de son temps. Pas pour se faire un nom, mais parce que leur gloire était pour lui un crime contre l’esprit et pire encore, contre les pauvres.

Ainsi s’en prend-il à Paul Bourget, aimablement surnommé « l’eunuque » et « le greluchon de l’impénitente sottise ». Il est difficile d’imaginer aujourd’hui le magistère exercé par ce romancier à thèse, aussi prolixe qu’ennuyeux, persuadé de poser presque scientifiquement les « vrais problèmes de société ». Seul Léon Bloy ose attaquer un homme qui écrit froidement : « Ce n’est pas le manque d’argent qui fait que les pauvres sont pauvres, mais c’est leur caractère qui les a faits tels et il est impossible de n’y rien changer. » Paul Bourget sait quant à lui se montrer un digne précurseur des méthodes modernes de lynchage médiatique. Il parle de folie, de jalousie et finalement organise une remarquable conspiration du silence. Transformer en bouffons frénétiques ou en aphasiques malgré eux les esprits qui gênent : nous n’avons rien inventé, mais rien oublié.

« Il y a des peuples qui crèvent dans les usines ou les catacombes pour velouter la gueule des vierges engendrées par des capitalistes surfins »

Bloy a finalement eu le malheur d’isoler les tabous névralgiques, les points de contractures de la société. On pourra lire par exemple, dans ce volume d’Essais et Pamphlets, les deux séries des « Exégèses des lieux communs », dont Maxence Caron affirme à raison qu’elles vont beaucoup plus loin que le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert ; mais Bloy montre, de manière orwellienne, que ces expressions toutes faites sont des antiphrases qui disent le contraire de ce qu’elles prétendent dire et sont pour lui la marque typique du démoniaque. Ainsi commente-t-il l’expression « faire travailler l’argent » : « Il y a des peuples qui crèvent dans les usines ou les catacombes pour velouter la gueule des vierges engendrées par des capitalistes surfins. C’est ce qui s’appelle faire travailler l’argent. (…) Et la face pâle du Christ est plus pâle au fond des puits et dans les fournaises. »

Bloy avait finalement compris, sensiblement au même moment que Marx, mais par des chemins éminemment différents, deux idées fondamentales. Primo, l’argent, qui dans les Écritures était la métaphore de la parole de Dieu, est devenu le pire des tyrans. Secundo, la religion, cette religion dans laquelle Bloy mettait toute sa foi, a muté en une idéologie bourgeoise du maintien de l’ordre. Elle est masquée, de plus, derrière la mièvrerie saint-sulpicienne tellement en vogue à l’époque des « prêtres mondains », que Bloy voue aux gémonies parce qu’ils déculpabilisent le riche à force de propos onctueux et lui font oublier qu’il lui sera plus difficile, comme il est dit dans les Évangiles, d’entrer au royaume des cieux qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille : « Le prêtre mondain est infiniment précieux pour les riches. Avec lui, pas moyen de s’ennuyer une minute. Le salut quoi qu’on fasse est assuré. Il suffit de diriger l’intention. Tout est là. Soûlez-vous avec l’intention d’être sobre. Forniquez avec des élans de pureté. Soyez adultères, s’il le faut, pour mieux apprécier le bonheur d’être fidèle, etc. »

Napoléon n’annonce pas la fin de l’Histoire, mais son début

Règne de l’argent, falsification du message divin : ces deux thèmes obsessionnels se conjuguent dans son livre le plus fort, Le Sang du pauvre, paru en 1909. On recommanderait au lecteur de commencer par ce texte où Bloy concentre, avec son style furieux et apoplectique, sa vision d’une société où les inégalités se sont creusées jusqu’à devenir surnaturelles ou, pour reprendre un terme décidément cher à Léon Bloy, « diaboliques » ; et il passe pour cela méthodiquement en revue les différents aspects de l’horreur économique née de la révolution industrielle. Et ce n’est pas dans la lutte des classes qu’il puise sa compréhension mais, encore, dans les Écritures. Le Sang du pauvre s’ouvre ainsi sur un chapitre intitulé « La Carte future ». Cette carte, c’est celle du monde si Napoléon avait gagné. Il faut savoir que Napoléon, ce qui peut surprendre au premier abord, était le grand homme de Bloy. Hegel, qui crut percevoir dans la bataille d’Iéna le début de la fin de l’Histoire, fut ébloui de croiser aux abords de l’université l’Empereur, « cette âme du monde ». Pour Bloy – qui écrira par la suite L’Âme de Napoléon, une brève biographie illuminée qui tient autant du poème en prose que de la prière –, Napoléon n’annonce pas la fin de l’Histoire, mais son début. Il est le Précurseur, celui qui va amener le royaume de Dieu sur la terre, celui qui répète sans le savoir la prophétie de saint Jean-Baptiste : « Celui qui viendra après moi sera plus fort que moi. »

Il est heureux que Bloy sorte désormais, et de plus en plus, du malentendu où l’histoire littéraire l’a longtemps enfermé par l’obstination d’une cohorte de cloportes bien-pensants, ce cher Paul Bourget en tête, qui ont pris bien soin d’entretenir malentendus et contresens autour d’un écrivain qui, s’il était réactionnaire, le fut surtout par désir de réenchantement du monde. Contresens aussi, les accusations récurrentes d’antisémitisme qui ne tiennent pas à une lecture sérieuse de Je m’accuse où Bloy, s’il ne montre aucune sympathie pour les dreyfusards, Zola en tête, n’en affirme pas moins l’innocence de Dreyfus et dénonce l’infamie de ses accusateurs. Quant au Salut par les Juifs, il n’est pas un livre antisémite comme l’ont dit des lecteurs malintentionnés, mais avant tout un livre anti-antisémite qui détruit littéralement Drumont : « Salus ex Juadaeis est ! Le salut vient des Juifs ! J’ai perdu quelques heures précieuses de ma vie à lire, comme tant d’autres, les élucubrations antijuives de Monsieur Drumont et je ne me souviens pas qu’il ait cité cette parole simple et formidable de Notre Seigneur Jésus-Christ. »

Apocalypse now

Soyons clairs : Léon Bloy n’est pas aimable. Il sera difficile de trouver un quelconque apaisement dans la lecture de ces Essais et Pamphlets. Les anxiolytiques ne sont pas le genre de la maison. Celui qui nous avait magnifiquement prévenus à la fin de son roman La Femme pauvre que la seule tristesse, c’était de ne pas être des saints, n’épargne rien ni personne parce que nous ne sommes pas des saints précisément ; et lui non plus. Bloy a choqué et il choquera encore malgré le plaisir que procure ce style éruptif, cette utilisation parfois hilarante du sarcasme et de l’ironie succédant à des lamentations poignantes, des abattements noirs ou de saintes colères.

Mais cette voix radicale est unique dans notre littérature. Elle est, répétons-le, soutenue par une paradoxale espérance contenue dans le Mystère de la religion catholique le plus poétique et le plus consolant qui soit, celui de la Communion des Saints. Bloy nous le résume ainsi : « Tel mouvement de la Grâce qui me sauve d’un péril grave a pu être déterminé par tel acte d’amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l’âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire. » Autrement dit, et pour cela, pas besoin d’être catholique pour le vivre, chaque être humain est responsable de tous les autres par le bien ou le mal qu’il commet, dans le présent et dans l’avenir. Et Léon Bloy de conclure, ce qui là aussi nous concerne plus que jamais : « De telles pensées sont à leur place en notre temps d’apocalypse. »

Léon Bloy, Essais et Pamphlets (préface d’Augustin Laffay o.p., édition de Maxence Caron), Bouquins, Robert Laffont, 2017.

On signalera la réédition récente des Histoires désobligeantes de Léon Bloy dans la collection de poche « Le Temps retrouvé », au Mercure de France.

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Octobre 2017 - #50

Article extrait du Magazine Causeur




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