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Un spectre hante le monde… le Juif

« Le Juif et le nazi » de Philippe Sola (L’Harmattan, 2024)


Un spectre hante le monde… le Juif
Un policier devant la synagogue de Francfort, Allemagne, 8 novembre 2023 © Michael Probst/AP/SIPA

L’essayiste Philippe Sola s’attaque à la métaphysique de l’antisémitisme…


Après qu’il a commis l’infâme Sur la question juive en 1844 [1], je ne vais pas solliciter d’autorisation pour pasticher Marx. Surtout par les temps qui courent. On aurait pu penser que l’anti-juivisme irait en s’estompant, soit en conséquence d’un certain effort de désintoxication entrepris depuis 1945, soit tout bonnement par l’érosion naturelle des plus grandes passions, même les plus mauvaises, et la dissolution progressive de la haine originelle. Du moins en Occident. Un Occident qui par ailleurs s’accomoda facilement de sa reviviscence dans le monde musulman où Mein Kampf et les Protocoles des Sages de Sion sont toujours en tête du hit-parade éditorial, comme si cet Orient, cher à Edward Saïd, avait eu vocation à devenir sa poubelle. Une poubelle bien entretenue d’ailleurs grâce à une flopée de nazis experts en déchets humains, exfiltrés par les bons offices conjugués du Vatican et de la Croix Rouge vers le monde arabe qui les rebaptisa aussitôt avec des pseudos du crû…

Et forcément avec le temps, la poubelle avait débordé et ses immondices s’étaient répandus hors de ce monde musulman en proportion d’une inversion démographique et d’un wokisme qui iront en s’accentuant, puisque devenus des réalités non combattues, voire même des éléments fondamentaux des politiques de ces Etats ‘’occidentaux’’ en voie de dhimmisation, c’est-à-dire de servitude, cette fois volontaire. En effet, ce monde qui se disait toujours ‘’libre’’ et qui à ce titre avait combattu le communisme avec la dernière énergie et des budgets colossaux, était en train de faire du wokisme, son idéologie officielle, la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques à Paris en ayant été en quelque sorte le sacre, additionnant négation de la culture, exhibitionnisme et mauvais goût du trash et du gore… Et ce avec la signature éminente d’un président de la République, himself, noyé dans une Cène narcissico-nauséabonde.

En cet Occident en voie de décomposition et donc prodigue en gaz antijuifs à effet de serre, rendant désormais inutile le zyklon B, il suffisait d’une étincelle pour qu’il s’embrase et communie dans la même haine du Juif, lequel depuis la nuit des temps incarne la fonction du bouc-émissaire. Et alors qu’on eut pu imaginer que l’horreur du massacre du 7 Octobre, le sadisme et la perversité des troupes du Hamas, civiles et militaires, donnerait à l’humanité l’occasion de retrouver le chemin de l’humanisme, l’on assista et l’on assiste toujours, au contraire, au plus grand déferlement d’antijuivisme de tous les temps.

En prétendant pouvoir agréger pourfendeurs et fous de dieu, homophobes et homosexuels, exploiteurs de l’inversion des genres et mutilés à vie, Blancs à condition qu’ils se renient et Noirs mêmes s’ils ont des chefs corrompus, l’intersectionnalité wokiste menacée d’exploser à très court terme, trouvait là sa bouée de sauvetage : Antijuifs de tous les pays, unissez-vous ! C’est la lutte finale !

Certes, certes, certes ! Certes la chrétienté et plus tard l’islam eurent pour s’affirmer besoin de s’en prendre aux Juifs et à leur invention. Certes les féodalités anglaises, françaises et espagnoles, en mal d’unité nationale, chassèrent les Juifs et brulèrent ceux qui se convertirent. Certes cette Europe ne put s’unifier à Bruxelles qu’en devenant préalablement le tombeau des Juifs [2]. Certes les Juifs ont permis aux palestiniens de se forger par opposition une identité, un nationalisme-contre, et au monde arabe et musulman de surmonter ses innombrables divisions [3], qui sans les Juifs virent à la guerre civile comme on l’a vu en Algérie (200 000 morts dans les années 90, selon le président Bouteflika), et en Syrie (600 000 morts depuis 2011, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme)…

En un mot, les Juifs ne démentaient pas, bien au contraire, la thèse de René Girard [4]. Leur sacrifice rendait possible la cohésion de la communauté.

L’acharnement dont ils ont été les victimes au travers des siècles et quasiment sur tous les continents auraient dû depuis longtemps mener à leur disparition. Mais depuis au moins Pascal [5], combien de grands penseurs ne s’étaient-ils pas étonnés de la longévité du peuple hébreu, lequel depuis la fin du 19ème siècle était dans une dynamique de retour vers la terre dont il avait été chassé il y a plus de 2000 ans ?

L’hébreu, le Juif, aurait-il un secret ? Un secret par exemple que le nazi se serait entêté à percer ? Revenu, marqué à jamais lui aussi, d’un voyage à Auschwitz, telle va être la préoccupation de Philippe Sola, ce jeune philosophe qui nous déplace de l’histoire vers la métaphysique, dans un petit livre d’une centaine de pages, ’’Le Juif et le nazi’’, un petit bijou d’énonciation et de réflexion qui tente d’aller hors des explications habituelles de l’antisémitisme, comme par exemple s’y étaient essayés, il y a quelques décennies, du point de vue du narcissisme, les psychanalystes Béla Grunberger et Pierre Dessuant [6].

‘’Il ne peut y avoir une telle haine si elle n’est pas le reflet d’une forme particulière d’admiration… ‘’, commence par s’étonner Sola. Mais de quoi le nazi croit le Juif doté dont il lui faudrait à tout prix s’emparer, quitte à exécuter le projet le plus dément jamais imaginé : mettre la main sur les Juifs quels que soient les endroits de la terre où ils se trouvent, pour les faire disparaitre ? Quelle est cette inextinguible angoisse qui avait dévoré de l’intérieur le nazi le poussant à tuer le Juif une première fois au gaz, une seconde par le feu, et une troisième par l’éparpillement des cendres ? Dans la perspective de Sola, il ne s’agit pas seulement de l’effacement des traces, mais de quelle chose de plus. De plus profond. De plus indicible.

‘’L’antisémitisme, c’est toujours imaginer que le Juif a quelque chose de plus que l’autre n’a pas et vouloir ramener cette chose dans le giron de celui qui ne l’a pas.’’ Pour le petit peuple ce fut des biens matériels, mais pour ceux qui comme Hitler étaient habité de métaphysique, il s’agissait de bien autre chose.

Notons au passage la distinction, surprenante mais bien vue, que l’auteur nous propose, entre ces deux délires que sont le racisme et l’antisémitisme. Pour le premier on peut se passer de l’autre, l’ignorer, et pour le second, c’est le contraire, on ne peut s’en déprendre.

Venons-en donc à la thèse de l’auteur. ‘’Le nazi pense que le Juif détient le secret de l’être, qu’il manipule l’être à sa guise… Cela est faux. Le Juif galère avec l’être autant que quiconque. Mais le Juif garde en lui une trace de l’être…’’.

L’être ne s’épuise pas dans telle ou telle de ses manifestations. Appelé ‘’Dieu’’ par certains, mais pas par les Juifs, Sola l’identifie à ce qu’il appelle ‘’l’infini des possibles’’. Si l’un des possibles peut mener à la mort, il y en a bien d’autres qui peuvent nous permettre d’y échapper. ‘’Hébreu’’ ne se dit-il pas ‘’ivri’’, ‘’passeur’’, en hébreu ? Un passeur n’est-il pas celui qui arrive à vous faire passer même lorsque cela semble impossible, même par le chas d’une aiguille ? Et puis, ne dit-on pas ‘’L’espoir fait vivre’’ ? L’hymne national d’Israël n’est-il pas l’ Hatikva (Espoir) ?

« S’adonner au désespoir reviendrait à adopter une position fallacieuse, suggérant que la vie aurait prononcé son verdict ultime à notre encontre… Or la vie ne profère jamais une telle sentence. ». D’où l’humour juif ? D’où Kafka ?

Mais pourtant, si les Juifs n’échappent en rien à la commune condition humaine, de quel crime les accuse-t-on qui les vouerait à une vindicte éternelle et planétaire ? Ce qui revient à en dire un peu plus de l’être (qui chez Sola ne porte jamais de majuscules) : « l’être est ce qui parait en toute chose mais qui n’apparait pas lui-même, l’être est ce qui fait être l’étant, sans s’y résumer… En éliminant les Juifs physiquement, en éliminant les étants, peut-on enfin accéder à l’être et l’acquérir ?… Cette hypothèse du désir d’appropriation de l’être par les nazis est l’impensé du nazisme et de son histoirel’extermination juive signe le désir d’en finir avec l’étant pour garder pour soi, pour les nazis, l’être. ».

Ceux qui ont frayé avec les concepts du psychanalyste-philosophe Daniel Sibony [7], et notamment celui d’Etre-Temps [8] ne seront pas là dépaysés, de même lorsque ce dernier signale que ‘’l’invention’’ des concepts de l’Etre et de l’Etant du philosophe Heidegger, qui ne reniera jamais son nazisme, provenait d’un emprunt au texte fondateur du judaïsme… la Tora [9] (dite aussi Pentateuque par les chrétiens). La captation de son étudiante juive, Hannah Arendt, par le philosophe en devenir nazi, ne releva-t-il pas de cette même expérience d’échec de captation de la métaphysique juive remplacée par une tentative de captation physique des Juifs ?

Mais le christianisme, en fait plus un saintpaulisme qu’un yehoshuisme [10], et sept siècles plus tard, l’islam, n’avaient-ils pas été tentés par la même expérience ? Une expérience, faut-il le rappeler, sanglante, qui consista à s’emparer du message après avoir exterminé les messagers, du moins d’avoir essayé, à tel point que jusqu’à aujourd’hui se scande dans le monde musulman, le fameux refrain : ‘’Khaybar [11], Khaybar, Ô Juifs, l’armée de Mohamed va revenir’’….

Et ceux qui sont familiers de l’œuvre de l’un des meilleurs connaisseurs du monde juif et de sa philosophie, Shmuel Trigano [12], préfacier de ce livre, notamment de sa séduisante théorie du ‘’retrait divin’’, devenu le jour du Shabbat, autorisant la liberté de l’homme en lui accordant un vide créateur, ne manqueront pas d’être intéressés par le concept du ‘’vide’’ que Sola identifie ‘’au possible de l’être’’ et dont tout le livre pourrait n’être que variations autour de ce thème.

« Lorsque la pièce est occupée de toute part, faire le vide (permet) de retrouver de l’espace, pour bouger, pour respirer », nous dit l’auteur, avec cet art de nous faire ressentir la métaphysique par le biais de notre quotidien. La célèbre définition du vide par le physicien-philosophe-humoriste allemand du 18e siècle Georg Christoph Lichtenberg [13] « Un couteau sans lame, auquel ne manque que le manche » ne pourrait-elle aider à comprendre la démarche de Sola, qui lui se contente de nous dire, vite, en passant : ‘’vide’’ comme anagramme de Dieu

Et comme le livre de Sola s’est imposé à lui au retour d’un voyage à Auschwitz, il ne pouvait pas ne pas se reposer une fois encore cette même question : « Pourquoi Hitler s’est tant senti menacé par les Juifs ? », à laquelle pourraient aujourd’hui s’ajouter bien d’autres questions, similaires, en d’autres scènes du monde, et avec d’autres noms de leaders politiques…

Laissons le lecteur découvrir les réponses de l’auteur. Elles ne sont pas si nombreuses que cela. Retenons, pour notre part, cette interrogation tellement angoissante qui aurait pu être celle d’Hitler et de ses épigones éparpillés de par le monde : « Et si l’être juif, l’être tout simplement, était présent en chacun des membres des Nations ? ».

Un Juif en chacun de nous ? Supposition ô combien dévastatrice dont on eut bien souhaité que Sola nous en dessine un peu plus la phénoménologie prodiguée à foison par ces deux extraordinaires romans, Le nazi et le Barbier d’Edgar Hilsentrath, lorsqu’un nazi se met dans la peau du Juif assassiné, ou La Danse de Gengis Cohn de Romain Gary, lorsqu’inversement l’esprit du Juif, son dibouk prend possession d’un ex-nazi…

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[1] Voire à ce sujet d’André Sénik, Marx, les Juifs et les droits de l’homme, à l’origine de la catastrophe communiste. Ed Denoël. 2011..

[2] Thèse de Jean-Claude Milner : Les penchants criminels de l’Europe démocratique’’. 2003. Ed Verdier.

[3] Dans ses Mémoires (‘’Un demi-siècle d’utopie’’, page 207), Ed Téraèdre), Karim Mroué, ancien dirigeant du parti communiste libanais, mais aussi de la gauche, mais aussi de différents ‘’Fronts nationaux’’ dit de ‘’Salut’’ constate, dépité, après le départ de Beyrouth, en 1983, des troupes israéliennes : « la rupture des alliances qui venaient de se former : le Hezbollah et Amal se coaliseront contre le PC, Amal fera la guerre aux Palestiniens, les Palestiniens s’entretueront, les Syriens essaieront de faire disparaitre le Hezbollah… Des alliances plus anciennes (datant de la guerre civile, celles-là) ne résisteront pas non plus à la nouvelle situation, et le pire est que ces guéguerres fratricides éclatèrent avant même qu’Israël se soit retiré de l’ensemble du territoire libanais…».

[4] La Violence et le Sacré, 1972, Ed Grasset.

[5]  « Car alors que les Peuples de Grèce et d’Italie, de Sparte, d’Athènes et de Rome et d’autres venus bien plus tard, ont disparu depuis si longtemps, celui-là existe encore, malgré les efforts de nombreux rois si puissants, qui ont essayé des centaines de fois de les effacer, comme leurs historiens en attestent, et comme on peut facilement en juger par l’ordre naturel des choses sur de si longues périodes… »  (publié en 1670, après la mort de Pascal).

[6]’Narcissisme, Christianisme, Antisémitisme’’. Actes Sud. 1997.             

[7]   De l’identité à l’existence, l’apport du peuple juif. Daniel Sibony. 2012. Ed Odile Jacob.

[8] Dieu sommé par Moïse, porte-parole du peuple, de se nommer, avant de recevoir la Tora, répondra ‘’Je serai qui je serai’’.

[9] Question d’Etre, entre Bible et Heidegger. Daniel Sibony. 2015. Odile Jacob.

[10] Après sa mort, Yéhoshua dont la racine hébreue signifie sauver, fut ressuscité en ‘’Jésus’’…

[11] Massacre des Juifs de l’oasis de Khaybar (située à 150 kilomètres de Yathrib, actuelle Médine) par l’armée du ‘’prophète’’, pour avoir refusé de se convertir.

[12] Notamment cette somme qui regroupe l’essentiel de l’apport au judaïsme, de Trigano :’’ Le judaïsme et l’esprit du Monde’’. 2011. Ed Grasset.

[13] https://www.espace-sciences.org/sciences-ouest/377/carte-blanche/faire-le-vide



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est cinéaste, essayiste, fils d’un communiste pied-noir du Parti communiste algérien.

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