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La volute finale


La volute finale

L’acte fumophobe, quant à lui, consiste à refuser dans les situations de la vie quotidienne un droit, un bien, un service à une personne, homme ou femme, en raison de son fumagisme avéré ou supposé. C’est également une incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination à l’égard de personnes, hommes ou femmes, au seul motif d’un fumagisme vrai ou supposé. Le champ lexical est riche, de l’antipathie ou de l’hostilité antifumesque, mais notre définition présente l’avantage de le couvrir entièrement (depuis « n’apprécie pas » jusqu’à « ne peut pas sentir » ou même « voir en peinture »), et désigne tous les types de fumophobie, depuis la fumophobie timorée, insidieuse, voire « politiquement correcte » (en apparence), jusqu’à la fumophobie violente, agressive et même répulsive, en passant par une fumophobie rampante que l’on pourrait aussi appeler fumophobie d’ignorance, d’inacceptation ou de négation, et qui n’est sans doute pas, hélas, la moins toxique. Dans tous les cas, et il convient de le rappeler sans cesse, l’antifumage que l’on feint généralement de tenir pour une conquête libératrice n’est en réalité qu’un mécanisme de domination qui consiste à exporter et à étendre à toute la société, par un acte d’une extrême violence symbolique, un modèle propre à la majorité majorée dans le but de dissoudre ou au moins d’affaiblir les anciens liens communautaires encore vivants et efficaces dans la minorité dominée et inférieure.

Multiples sont les profils de fumophobes. N’ayant pas la prétention de nous lancer dans une caractériologie exhaustive, nous en désignerons deux, aux deux extrêmes du spectre fumophobique : le fumophobe de base, ou fumophobe d’en bas, encore appelé fumo-plouc, et le fumophobe de gauche, ou fumophobe d’en haut, que nous appellerons fumo-libertaire.

Si le fumophobe de base se caractérise par son arrogance, sa rigidité, ses préjugés, sa grossièreté et finalement sa frustration, donc son dégoût brutal de lui-même, et s’il est évident qu’il se dresse avec d’autant plus de violence contre les fumeur(eure)s qu’il sent le tropisme du fumage à l’œuvre dans les tréfonds de sa propre personne (d’où notre maxime : « Tout fumophobe est un(e) fumeur(eure) qui ne s’ignore que parce qu’il le veut bien »), le fumophobe de gauche, ou fumo-libertaire, tient en revanche un discours de « tolérance » qui ne saurait tromper : tout tabacomane, dit-il en substance, est libre de vivre comme il l’entend à la seule condition qu’il vive loin. L’Etat, ajoute généralement le fumo-libertaire, n’a pas à reconnaître des droits spéciaux au tabacomane puisqu’il s’agit là d’une question privée. Et ainsi le fumo-libertaire évite-t-il, par ce tour de passe-passe, de poser la grave question de la protection du fumage et de la minorité fumante contre les agressions des fumophobes. Mais c’est que lui-même en est un, larvé autant que caché, et dissimulé plus encore que planqué. A ses yeux, et même s’il ne l’exprime jamais de cette manière, les individus fumants ne peuvent bénéficier des mêmes droits que les individus non fumants et doivent se contenter d’un régime juridique inférieur à celui de ces derniers. Au bout du compte, et sans le dire, mais en s’appuyant sur les données de la Santé publique qui ne sont que des constructions sociales et des inventions culturelles, fruits d’une violence symbolique destinée à assurer la domination éternelle des non-fumants sur les fumants, il opère une hiérarchie entre ceux-ci et ceux-là. Au détriment, bien entendu, de ceux-ci. En quoi, malgré ses bonnes intentions, et même si c’est à son insu, il appartient bel et bien à la catégorie fumophobe ; et n’est au fond qu’un fumo-plouc travesti pour les besoins de la cause (de sa cause progressiste, urbaine, rurbaine et à roulettes) en smoking friendly, c’est-à-dire en compagnon de route, éventuellement en boîte à lettres, la plupart du temps en imbécile inutile.

On mesure, dans de telles conditions, à quel point se révèle nécessaire une loi réprimant les propos, écrits ou pensées fumophobes, laquelle aura le mérite de s’attaquer enfin à la violence verbale qui est la racine même du mal. Une violence, notons-le, qui s’exerce au plus haut niveau : n’est-ce pas l’État lui-même qui, en son jargon habituel, rappelle sans cesse que « Fumer fait pleurer le petit Jésus », que « Fumer tue », que « Fumer provoque un vieillissement de la peau des fesses » et encore que « Fumer vide les couilles de ceux qui en ont » ? Mais l’État a-t-il à intervenir ainsi dans les comportements des adultes fumants et dans les rapports entre adultes fumants consentants ? Certes non. Se mêle-t-il de ce qui se passe entre personnes non-fumantes consentantes ? Pas le moins du monde. Il apparaît donc bien qu’il existe deux poids, deux mesures, et que pèse sur nous ce qu’il faut appeler une fumophobie d’Etat fondée sur un différencialisme fumesque des plus pernicieux. Et même fumeux.

Il apparaît aussi clairement qu’en se satisfaisant d’une politique purement et simplement discriminatoire à l’encontre des individus fumants, on s’oppose aux avancées de l’égalité isomorphe, équitable et identique, en même temps que l’on viole le principe fondamental de l’équivalence équilatérale de tous devant la loi. Sans compter qu’en prolongeant de manière outrageante une telle politique discriminatoire, on permet à nombre de fumophobes d’en haut déguisés en fumo-libertaires de faire part de leur compassion envers les individus fumants, de s’auto-décerner des brevets de tolérance et de s’octroyer des labels de progressisme tout en refusant comme de bien entendu d’avancer sans répit sur le chemin de l’égalité des droits identiques ; et donc de cautionner la non-pénalisation de l’incitation à la haine fumophobe. En ce domaine comme en bien d’autres, hélas, ainsi que le notait il y a quelques jours avec tant de pertinence Blandine Commedevent dans un article de Génération, « la France est à la traîne ». On pourrait même dire qu’elle est en retard. Et pourtant mille signes témoignent que ce dossier est prioritaire, à commencer par le triomphe ô combien significatif, cet hiver, de la touchante pièce de Josyane Merdurin, La Fumeuse poitrinaire et le Tabagique au grand cœur, qui renouvelle avec brio le genre si décrié du mélodrame où Margot a fumé, et dont on peut dire qu’elle instaure un nouveau lyrisme fumant résolument moderne. Mais le gouvernement actuel, frappé de schizophrénie autiste indifférente et dédaigneuse, ne sait pas écouter la rue quand elle parle, ni les tréteaux quand ils crient, ni les écrans lorsqu’ils hurlent, ni les électeurs lorsqu’ils réclament plus de sociétal de masse.
A nous de le forcer à évoluer dans le bon sens !

Nous savons tous qu’entre la provocation à la haine et le passage à l’acte il n’y a qu’un pas, vite franchi quand un discours, à force d’être répété, rend légitime l’exercice de la violence physique. C’est à ce titre que nous nous mobilisons pour adresser à la représentation nationale (députés, sénateurs, élus des grandes villes, pompiers, fossoyeurs, plombiers, publicitaires, etc.) des propositions visant à modifier la loi afin de permettre à notre association de lutte contre la fumophobie d’ester en justice contre des écrits, gestes, pensées, regards, arrière-pensées fumophobes. Qui n’a encore en mémoire les abjects slogans entendus dans des manifestations récentes : « Les fumeurs au broyeur ! », « Nicotine tête de pine ! » ou même « Le tabac mort aux rats ! » ? Comment accepter qu’en France, aujourd’hui encore, de tels propos ne soient pas légalement punissables ? Si le constat de l’extension galopante de la fumophobie en France est désormais bien établi, et si des mesures préventives paraissent indispensables (lancement de campagnes nationales contre la fumophobie, octroi de moyens financiers ou logistiques aux associations comme la nôtre qui remplissent des missions de service public, financement d’études sur le suicide des adolescents tabagiques, etc.), le vote d’une loi contre l’incitation à la haine fumophobe, ouvrant la possibilité aux associations de se constituer partie civile, devient également une urgence pressante et une nécessité urgente. A l’heure où le combat est une lutte, nous ne nous laisserons pas reprocher d’être exagérément victimaires ou catastrophistes : ce serait, d’une part, sous-estimer le pouvoir de nuisance psychologique des agressions fumophobes, et, d’autre part, accepter que, de fait, à certains moments, dans certains quartiers, le trottoir appartienne aux antitabacocentristes. A l’heure où certains programmes, très regardés par les jeunes, ont pour unique ressort narratif l’antagonisme entre fumophobes de base et fumo-libertaires, et à l’heure où toute représentation de la personne fumante est affectée d’un coefficient péjoratif, on peut dire que l’heure est grave.

En tant qu’unique Observatoire de la fumophobie, nous sommes bien placés pour mesurer les ravages de celle-ci dans la vie quotidienne et déplorer qu’il n’existe encore aucune prise en charge spécifique des victimes des fumophobes, aucun service spécialisé, aucune aide psychologique ou juridique. Les cas de maltraitance fumophobe sont désormais connus et bien documentés. Tout le monde a en tête l’histoire de Maïa Lardanchet, cette femme tuée en octobre dernier de quarante-huit coups de couteau par son mari puis découpée en sept morceaux, et cela parce que Georges Lardanchet avait découvert des brins de tabac au fond de son sac à main. Autre crime fumophobe caractérisé, la tentative de meurtre par strangulation l’été dernier, sur le quai Henri-IV, et alors même que l’opération Paris-Plage battait son plein, de Josselin W., un garçon de dix-sept ans dont le seul « crime » avait été de proposer une cigarette à son voisin de transat qui était en train de faire des pâtés de sable de Douarnenez et ne lui demandait rien. Tout le monde, enfin, se souvient du long calvaire de Francine S., pourtant non fumante mais travaillant dans un environnement fumant, que battait régulièrement son compagnon parce que ce dernier trouvait que ses cheveux sentaient la cigarette (encore, dans ce dernier cas, nous a-t-il fallu combattre les associations de lutte et de dénonciation publique de la violence faite aux femmes qui voulaient nous ravir Francine S. et en faire une victime du fascisme ordinaire des hommes alors qu’elle a souffert, d’abord et avant tout, du totalitarisme fumophobe ; ce que nous sommes d’ailleurs parvenus à démontrer).



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Philippe Muray, écrivain, est mort le 2 mars 2006 d’un cancer du poumon, échappant de peu à la prohibition inaugurée ce 2 janvier. Ce texte, reproduit avec l’aimable autorisation de son épouse Anne Séfrioui et des éditions Mille et Une Nuits, prouve qu’il vit encore.

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