La foire aux décibels


La foire aux décibels

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Pauvre Marcel ! Le martyre qu’il a subi, pendant des années, à essayer d’écrire, ou simplement de penser, dans son appartement, au numéro 102 du boulevard Haussmann ! Quelle torture lui ont infligée les bruits qui le cernaient ! « On répare la nuit le Bd Hausmann, on refait le jour votre appartement, on démolit la boutique du 98 bis », écrit-il, dans les années 1908-1909, à sa voisine du dessus, une dame qu’il n’a jamais rencontrée mais avec laquelle il correspondait. Le clouage des caisses dans la cuisine, chez elle, avant les voyages, le mettait en transes, « car un bruit aussi discontinu, aussi appeleur, que des coups frappés, s’entend même dans les zones où il est légèrement affaibli » . Proust et le bruit, l’histoire d’un calvaire. Flaubert aussi : le 14 août 1853, il écrit à Louise Colet : « Quel boucan l’industrie cause dans le monde ! Comme la machine est une chose tapageuse ! » Avant lui, dans Les Embarras de Paris, Boileau pestait contre le chant des coqs, les marteaux des serruriers, des maçons, les cloches, les charrettes, les coups de pistolet la nuit, les cris de la foule. Il serait à la fête aujourd’hui. Travaux partout, dans les immeubles, derrière, devant, pétarades et klaxons, télé du voisin, fumeurs nocturnes aux terrasses des cafés, musiques débraillées où qu’on aille, au restaurant, dans les magasins, en taxi, téléphones mobiles dans la rue, dans le métro, dans le bus, maintenant dans l’avion. Déluge à la campagne : taille-haies, tronçonneuses, tondeuses, élagueuses, souffleurs de feuilles dans les villes et villages, éoliennes, rave-parties, canons effaroucheurs d’oiseaux. Pareil encore à la montagne : avions de tourisme, hélicoptères, dameuses de neige ; sur les côtes : hors-bords, jet-skis, tracteurs, en plus de tout le reste. « La disparition du silence, disait Cioran, doit être comptée parmi les indices annonciateurs de la fin. »[access capability= »lire_inedits »]

Peu de réactions contre le fléau, pourtant ressenti comme tel par 54% de la population : 20% des Français souffrent de bruits de voisinage. C’est pourquoi l’Association antibruit de voisinage (A.Ab.V.) s’échine depuis trente-cinq ans à mobiliser les pouvoirs publics et à défendre les victimes. Le 28 mai, elle a lancé une campagne avec tracts, banderoles, pétitions : seule au combat, aucun écho, aucun effet. Bruitparif, observatoire du bruit en Île-de-France, nous a informés en mars 2014, à propos d’une « directive bruit » émise par Bruxelles, que le gouvernement allait « élaborer un programme pour résorber le retard préoccupant des collectivités ». Le 11 février, une instruction avait été adressée aux préfets, relative aux « collectivités en situation de non-conformité au sujet de la mise en œuvre de la directive 2002/49/CE ». Foin du charabia : comme l’indique son numéro, cette directive de Bruxelles date de 2002. Cela fait douze ans ! En 2026, Bruitparif nous informera que le gouvernement va « élaborer un programme pour résorber… », etc. Et bis repetita sans doute en 2038, quand tout le monde sera devenu sourd.

À la suite de cette directive 2002/49/CE, l’Agence française de sécurité sanitaire environnementale (AFSSE) a publié en septembre 2004 un gros rapport sur « l’impact sanitaire du bruit », d’où il ressortait que les conséquences médicales du raffut s’expriment par des troubles de l’audition, du système cardio-vasculaire et du métabolisme, de l’épuisement, des dépressions, du stress parfois meurtrier, des risques accrus d’accident du travail. Après avoir noté que, « sur le plan physiologique, l’individu ne s’adapte pas au bruit, même après une longue période d’exposition », le rapport concluait : en matière de « bruits de voisinage, non seulement les fauteurs de troubles développent un sentiment d’impunité, mais en outre, ils ont tendance à nier l’existence du trouble lui-même, y compris lorsqu’il est évident et donne lieu à des plaintes répétées ». Depuis, aucun progrès sensible. Le volume sonore augmente à mesure que le déclin du civisme s’accélère, tandis que l’État pointe aux abonnés absents.

Car l’État pourrait, et même devrait agir. Il pourrait organiser des Assises nationales contre cette pollution invisible mais sauvage en concertation avec le Conseil national du bruit, ce qui serait donner à ce cénacle l’occasion d’être enfin utile. Il ferait d’une pierre deux coups : agir au profit du lien social et à celui de la santé publique. Ou bien il pourrait susciter une large campagne de sensibilisation, comme il le fait pour le tabac, la sécurité routière, les aliments gras, sucrés, la nécessité de bouger, les dérapages de la météo. Il pourrait déjà commencer par inciter les préfets et les maires à écouter les plaintes de leurs administrés, et les forces de l’ordre à intervenir quand des gens en butte au vacarme les appellent au secours. On en est loin. Notant que les autorités municipales et préfectorales disposent de larges prérogatives pour réglementer les activités susceptibles de troubler la tranquillité publique, la circulaire CRIM.03/G4 du ministère de la Justice en date du 16 octobre 2003 insistait sur le fait que, « pour avoir un effet dissuasif, les procès-verbaux doivent être suivis d’une réponse pénale et que le classement sans suite des procédures doit rester exceptionnel, contrairement à la situation actuelle ». Depuis une décennie, la « situation actuelle » reste plus actuelle que jamais.

Le 28 juin 2011, un « Rapport parlementaire d’information sur les nuisances sonores » a formulé 19 propositions. La plupart concernaient les nuisances dues aux infrastructures de transport et celles subies dans le cadre professionnel, et quatre les bruits de voisinage. Inutile de se demander quelles suites lui furent données : il a directement rejoint ses congénères au grand cimetière des rapports mort-nés.

Le Centre d’information et de documentation sur le bruit (CIDB) fournit un travail considérable pour informer le public, c’est même une lecture passionnante pour qui s’intéresse au problème. On apprend par exemple le rôle de l’huissier de justice ou de l’avocat, ou l’intérêt de recourir aux services des médiateurs que mettent en place certaines mairies. Néanmoins, on a beau chercher quelles conséquences heureuses en découlent, on reste en plan. Des renseignements, des fiches explicatives, des textes : c’est le rôle de cet organisme, mais après ? Où sont les relais ? Quant au Code de santé publique, il reste en la matière quasiment lettre morte. Plus grave : les 29 et 30 novembre 2012, un colloque européen intitulé « Prévenir et gérer le bruit dans la ville » fut organisé dans l’hémicycle du Conseil régional d’Île-de-France par Bruitparif. Interrogé sur l’action de son administration, le chef de la « mission bruit » au ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie a benoîtement avisé l’assemblée que le volume global du fléau allait doubler dans les dix ans à venir. Bon, et alors ? Alors rien.

On se lasserait d’énoncer les preuves d’indifférence des pouvoirs publics dans ce domaine. Étrange passivité, au fond. Comme s’il s’agissait d’un thème électoral sans valeur. Comme si notre société acceptait finalement de subir de bon gré ce harcèlement des oreilles, cette connexion en continu au monde environnant, cette addiction au boucan plus ou moins diffus, cette forme de drogue qui, comme toutes, endort, voire abrutit. Car la fameuse phrase de Victor Hugo sur la musique − « du bruit qui pense » − peut se retourner sans peine : le bruit, c’est de la musique qui ne pense pas. C’est du brutal, du vide. Du non-sens. De la bêtise en barre. Pauvre Marcel ! Pauvres de nous qui, pour le lire en paix, cherchons désespérément du silence, et qui finirons par ne plus en trouver.[/access]

* Photo : Jonathan Hordle / Rex F/REX/SIPA. REX40228086_000003

Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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Universitaire, romancier et essayiste

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