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Julien Coupat aurait lu des livres


Julien Coupat aurait lu des livres

L’inquiétante idiotie du pouvoir dans l’affaire de Tarnac a pris, ces derniers temps, une dimension nouvelle. On a l’impression d’avoir affaire à l’un de ces enfants têtus qui s’obstinent dans le mensonge, pris la main dans le pot de confiture conspirative, les doigts collants d’arbitraire, niant l’évidence avec un aplomb affolé avant la gifle bien méritée.

À Rouen, trois « proches de Julien Coupat » ont été placés en garde à vue et, dans le cadre des lois d’exception sur le terrorisme, ce « Patriot Act » à la française, ils peuvent y rester 96 heures. Il faut s’interroger sur ce qui fait de vous un « proche » de Julien Coupat. En l’occurrence, ici, de l’aveu même des brillants pandores de la SDAT (Sous direction à l’antiterrorisme), ces policiers qui assaillirent un jour de novembre un village de Corrèze et le firent entrer définitivement dans la célébrité touristico-politique[1. Le Petit futé Corrèze 2009 ose le passage suivant : « C’est ici que le 11 novembre 2008 furent arrêtés dans une opération policière de grande ampleur (150 policiers et gendarmes) un groupe de personnes vivant en communauté, élevant des chèvres, impliquées dans les sabotages des voies de la SNCF. L’épicier, patron de la station-service faisant partie du lot à la grande surprise et déception des villageois. » C’est notre excellent ami Serge Quadruppani qui nous signale cette information sur son blog Les contrées magnifiques.], il suffit pour cela d’avoir séjourné à Thessalonique en septembre 2008, en même temps que lui, mais pas forcément en sa compagnie. À ce compte-là, toute personne ayant passé des vacances en Espagne avant 1975 était proche de Franco et les lecteurs trouvant une rime amusante à SDAT, par exemple « Securitate », gagneront une cagoule et un treillis bleu marine offerts par l’aile « cellule invisible » de Causeur[2. Bruno Maillé et votre serviteur.].

Quand la SDAT ne sévit pas sur les lieux où Flaubert éructait magnifiquement contre la bourgeoisie dans sa Correspondance, elle préfère le soleil de Forcalquier et missionne le SRPJ local pour une surprenante petite rafle matinale : quatre militants du « comité de sabotage de l’antiterrorisme » ont été pareillement mis en garde à vue lundi 18 mai. Le motif est là aussi croquignolet. Ils auraient distribué des tracts invitant à une réunion de soutien sur lesquels figurait une photographie : celle de l’interphone de la résidence secondaire de Bernard Squarcini, chef de la DCRI. Comme la maison poulaga ne recule devant aucun gag dans cette superproduction, une cinquième personne, venue rendre visite aux quatre autres pour voir comment se déroulait l’interpellation n’est pas ressortie du commissariat de Forcalquier et a été placée à son tour en garde à vue.

Si Julien Coupat n’entamait pas son septième mois d’incarcération dans les geôles de notre république bananière assistée par ordinateur, nous ririons de cette superproduction qui fait penser à Un gendarme de Saint-Tropez contre l’ultragauche ou à un film de Blake Edwards nous montrant Monsieur Squarcini dans le rôle d’une Panthère Rose maladroite. Avec en plus, dans le cas de notre Edgar J. Hoover national, une méchanceté hargneuse et tatillonne propre aux chefs des polices politiques dont Balzac, disait justement dans Une ténébreuse affaire, roman qu’il serait intéressant de relire ces temps-ci car lui aussi raconte une étonnante manipulation flicardière sous l’Empire : « On croit la police astucieuse, machiavélique, elle est d’une excessive bénignité ; seulement elle écoute les passions dans leurs paroxysmes, elle reçoit les délations et garde toutes ses notes. Elle n’est épouvantable que d’un côté. Ce qu’elle fait pour la justice, elle le fait aussi pour la politique. Mais en politique, elle est aussi cruelle, partiale que l’Inquisition. »

Elève Alliot-Marie, élève Bauer, élève Squarcini, vous commenterez cette citation dans un développement argumenté. Vous montrerez notamment les analogies entre l’analyse de Balzac qui se situe à l’époque napoléonienne et votre propre tentative d’inventer une « mouvance anarcho-autonome », ce qui est un bel oxymore et prouve votre niaiserie théorique. Les copies seront ramassées le jour de la libération de Julien Coupat quand l’opinion se moquera de vous et de ce qui restera comme la plus grande pantalonnade politico-judiciaire du sarkozysme.

Vous voulez un autre exemple de la méthode délirante que le pouvoir utilise pour tenter de remplir un dossier désespérément vide ? On pourrait l’appeler « le coup de la bibliothèque ». Figurez-vous que la dangereuse communauté invisible qui s’était emparée de Tarnac pour en faire la base arrière de la révolution mondiale et le premier village libéré de l’oppression capitaliste ne se contentait pas de se livrer à d’abominables opérations terroristes comme l’ouverture d’une épicerie, d’un restaurant coopératif et l’organisation de cours du soir. Ils ont été plus loin, ces nihilistes auprès desquels le Stavroguine de Dostoïevski fait figure de gonzesse : ils avaient créé une bibliothèque au premier étage de la fameuse épicerie. Cinq mille livres venant de chaque membre du groupe et mis en commun. Ah, les petits salopards ! Une bibliothèque…Et on s’étonne de l’effondrement des audiences de TF1 et de M6. N’allez pas chercher plus loin, c’est de la faute des « tarnaciens » : plutôt que de rester à regarder des jeux de téléréalité fondés sur l’humiliation volontaire et l’accoutumance à l’idée d’être viré sans ménagement, l’honnête corrézien se retrouvait avec à portée de la main des…livres. On commence par laisser le rural lire Rimbaud et Debord et on se retrouve avec une nation ingouvernable de paysans sodomites et post-situationnistes.

On se doute bien que Monsieur DCRI n’allait pas laisser faire ça. Et c’est à deux reprises qu’il a envoyé ses troupes perquisitionner les lieux et emporter des quantités variables de livres afin de préserver l’intégrité morale des villageois mais aussi et surtout de trouver des…preuves. Vous lisez Marx, vous êtes marxiste, c’est bien connu et vous lisez Fitzgerald et hop, vous devenez alcoolique. Mais quand vous lisez un rapport d’Alain Bauer, vous devenez paranoïaque et vous voyez des gauchistes partout : cela, désormais, semble, hélas, bel et bien prouvé.

Mais notre ami Bernard Squarcini peut faire encore mieux et c’est là que nous atteignons au sublime : le recoupement linguistique comme méthode policière. Dans une intéressante synthèse drôlement intitulée Le coup de Tarnac[3. Éditions Florent Massot.], le journaliste Marcel Gay établit un parallèle saisissant entre la façon dont on voudrait faire tomber Coupat, à partir du seul contenu de L’Insurrection qui vient, et ce qui est arrivé en août 2007 à trois universitaires allemands soupçonnés d’appartenir à un groupe autonome très actif. La BKA (la DCRI germanique), organisme manifestement peuplé de grammairiens distingués et de critiques littéraires, avait estimé que la fréquence des mots utilisés par les universitaires était la même que dans les tracts du groupe en question. D’où la culpabilité des trois hommes…

On voit ici toute la rigueur du raisonnement employé actuellement en désespoir de cause par l’antiterrorisme français, dont on ne sait plus s’il faut rire, pleurer ou avoir peur. On pourra aussi, devant ce « délit de lecture » (voire d’écriture) qui semble être la dernière charge pesant sur Julien Coupat aller signer la pétition initiée par la Maison des écrivains et de la littérature qui met exergue ce magnifique extrait de Walter Benjamin : « Nos bibliothèques sont toutes pleines à craquer de livres subversifs. De ceux-là, nous vient l’inspiration. De ceux-là, nous apprenons à penser. De ceux-là, nous apprenons à douter. Mais aussi à croire. De ceux-là, nous apprenons à lire le monde, à le délier aussi. À ceux-là, nous tenons, tant ils nous tiennent en vie. Ces livres que nous lisons, que nous aimons sont tous, par essence, dans le fond comme dans la forme – par le rapport qu’ils entretiennent à la langue, enracinée dans le vivant –, subversifs. »

Le coup de Tarnac

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