Égypte : pour les coptes, le pire n’est plus certain


Égypte : pour les coptes, le pire n’est plus certain

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Ezzat, 44 ans. Petit, trapu, puissant. Marié, père, fils d’ingénieur, lui et son frère possèdent une petite usine de textile qui emploie 25 personnes, majoritairement coptes. Issu des classes moyennes de la Haute-Égypte, il vit désormais à Abu Qorqas, ville moyenne à majorité chrétienne du gouvernorat de Minia, lequel est le théâtre de plus de la moitié des incidents confessionnels qui opposent depuis plus de trente-cinq ans les deux communautés égyptiennes. C’est un gouvernorat où les coptes sont relativement nombreux, et c’est aussi un bastion des Frères musulmans.

Depuis l’élection du maréchal al-Sissi, il est soulagé. Mais il demeure très anxieux. En Moyenne-Égypte, dans sa ville ou ailleurs, la haine confessionnelle est palpable, même si elle n’ose plus se traduire en actes depuis quelques mois. On a pourtant frôlé le pire il y a dix jours : un chrétien a ouvert le feu pour se défendre contre des assaillants musulmans. Il en a tué un. Légitime défense ? Possible, probable. Ça ne passe pas, pas plus aujourd’hui qu’hier. Sous Moubarak, Tantawi ou Morsi, la violence confessionnelle se serait déchaînée et toute la communauté chrétienne de la ville aurait été punie. Aujourd’hui, on laisse faire la justice étatique, la rage et la colère sont contenues. Mais elles n’ont pas disparu.

Au début des années 1990, dans cette ville, un matin d’hiver, un copte a été pris en flagrant délit. En cachette, il embrassait son amie, musulmane. Les unions matrimoniales entre musulmanes et non-musulmans sont interdites par la loi, depuis toujours, et la communauté musulmane est très attachée à cette disposition. Le vendredi qui a suivi, les islamistes de la région sont venus en masse. Ils ont fait la prière et écouté les prêches de leurs chefs. À la fin de la prière, vers 13 heures, ils ont hurlé « Que la destruction des impies soit mon œuvre pie ! » avant d’incendier tous les commerces coptes. Les chrétiens étaient restés chez eux. Ils avaient appelé la police au secours : « Que le feu vous réchauffe », avait répondu un officier au père d’Ezzat. Les forces de l’ordre avaient déserté la ville pour l’occasion… Dans la rue où vit Ezzat, des voisins musulmans avaient protégé les chrétiens. Mais, partout ailleurs, les dommages matériels étaient immenses et, depuis, les coptes avaient perdu, estime Ezzat, toute dignité. Lui-même, traumatisé, a quitté l’Égypte deux ans plus tard, pour aller en France, où il est resté quinze ans. Il a appris le français, travaillé en clandestin, économisé de l’argent, en a dilapidé une partie en honoraires d’avocats pour se faire régulariser, en vain, avant de se décider à retourner au pays, où il s’est marié et a créé avec son frère une entreprise vite prospère. Après la révolution, des centaines de connaissances qui avaient raillé son choix en 1993 ont émigré.[access capability= »lire_inedits »] En Haute-Égypte, la situation, de très difficile, était devenue de plus en plus inquiétante pour les coptes. (Selon diverses ONG, 100 000 coptes ont quitté le pays après la révolution).

Pendant les années 1990, en Haute-Égypte, les exactions étaient commises par des islamistes qui se faisaient les dents, imposant leur racket, cherchant à embarrasser le régime, à défendre leur religion contre des périls qui n’étaient souvent que la simple présence d’autrui et quelquefois, rarement, à faire justice (sommaire) au bénéfice de musulmans lésés. Depuis 1999, le phénomène a mué, pour inclure davantage d’acteurs et prendre le plus souvent la forme d’affrontements entre habitants du même quartier. Les principaux déclencheurs étaient des histoires d’amour entre personnes de religion différente ou la construction de lieux de culte chrétiens sans la détention de l’autorisation étatique préalable, très difficile à obtenir. Mais on connaît des incidents ayant éclaté pour des motifs plus stupides (qui étend le linge et où) ou plus graves (une personne tuée par un membre de l’autre communauté). Parallèlement à la montée en puissance de la contestation contre Moubarak, à partir de 2004, les tabous et les discours convenus sont tombés, la parole s’est libérée en 2004. Les tabous tombant avec l’effondrement du discours convenu, les discours abjects de haine se sont multipliés. L’affaire Wafaa Constantine a envenimé les relations, déjà tendues, entre communautés. Fin 2004, une copte se convertit à l’islam pour pouvoir quitter son mari violent, resté chrétien, et épouser le musulman qu’elle aime. En soi, l’affaire est banale. Sauf que, cette fois, ledit mari est prêtre. Le choc au sein de la communauté est immense. L’Église prétend qu’elle a été enlevée, nie sa conversion et exige que la pécheresse lui soit remise. En effet, la coutume veut que les hommes de religion chrétienne ou juive aient un entretien « en un lieu neutre » avec le membre de leur communauté qui veut se convertir à l’islam. Cet entretien n’ayant pas eu lieu, et l’Église affirmant avec aplomb que les commissariats ne pouvaient être considérés comme un lieu neutre, la religion de l’État étant l’islam, l’État commet l’erreur de céder : Wafaa Constantine est cloîtrée jusqu’à ce qu’elle abjure son abjuration. Elle déclara ensuite devant le procureur général qu’elle était née chrétienne, le restait, et qu’elle mourrait chrétienne. Et on ne la revit jamais, car elle fut séquestrée dans un monastère. Son destin alimenta les discours des islamistes qui voulaient libérer leur « sœur en islam » et leur permit de pérorer sur la liberté de conscience…

Après la chute de Moubarak, les heurts sont devenus encore plus fréquents, l’État démissionnant face à une justice coutumière qui donnait souvent tort aux coptes, allant jusqu’à les bannir de leurs villages ou de leurs quartiers au nom de leur protection. Sur l’ensemble du territoire, les kidnappings contre rançons se sont multipliés. Mais, en Haute-Égypte, les coptes sont la cible privilégiée des truands ou encore de voisins qui tentent de les pousser au départ. Ezzat a reçu un jour un coup de téléphone lui donnant quarante-huit heures pour quitter son appartement et vendre son usine à bas prix à un soi-disant djihadiste. Mais son interlocuteur a commis l’erreur d’utiliser un juron non musulman : il s’agissait d’un voisin copte avec lequel il entretenait de mauvaises relations et qui avait masqué sa voix. Mais, pour ce cas comique à l’issue heureuse, combien de drames, d’exactions… Un copte a vu son oreille coupée par un salafiste qui lui reprochait sa mauvaise vie et a dû accepter de se réconcilier avec son bourreau.

À la surprise d’Ezzat, le président Morsi avait « bien commencé ». Au début de son mandat, le chef de la police du gouvernorat faisait la sourde oreille face aux plaintes des coptes. L’arrivée d’un pouvoir islamiste avait donné des ailes à ceux qui voulaient en découdre avec leurs voisins coptes, leurs femmes non voilées ou leurs buveurs d’alcool. « Votre heure est venue » : combien de coptes ont entendu au moins une fois, en cette année, cette apostrophe haineuse dans la bouche de voisins qu’ils croyaient bienveillants (les surprises agréables aussi ont été nombreuses) ? Combien de barbus s’en sont pris à des femmes, même voilées, qui prenaient le bus non accompagnées ? Combien de gens furent emmerdés[jr1]  par des zélotes croyant bénéficier de l’impunité ? Toujours est-il que, dans la ville d’Ezzat, les Frères se sont fâchés contre le chef de la police et lui ont ordonné de faire son travail, faute de quoi leurs milices assumeraient elles même la protection des chrétiens. Ezzat n’en croyait pas ses oreilles – et la menace fut efficace.

Ces heureuses dispositions n’ont pas duré. En novembre 2012, quand des centaines de milliers de Cairotes encerclèrent le palais présidentiel, l’homme fort de la confrérie affirma qu’ils étaient pour la plupart coptes. C’était faux. Mais le message adressé aux milices était clair. Les choses ne cessèrent ensuite de se détériorer. Le siège du Patriarcat fut attaqué début 2013 par les forces de l’ordre, sur instruction du pouvoir islamiste. Quand Morsi tomba, les Frères imputèrent sa chute à un complot copte et aux prétendues « origines juives » d’al-Sissi. Et, après le massacre de Rab’a le 14 août 2013, où un millier de Frères furent tués par les forces de l’ordre, la confrérie réagit en organisant des pogroms dans certains villages et en incendiant plus de soixante-dix églises.

Aujourd’hui, les choses semblent cependant aller mieux. À en croire un prêtre bien informé, jamais, depuis vingt ans, il n’y a eu aussi peu d’incidents confessionnels dans le pays. Pour lui, c’est la preuve que les islamistes étaient les seuls instigateurs de ces heurts. Ezzat, lui, estime que le ver est toujours là, mais que les prêcheurs de haine, islamistes ou non, ont peur. Quant à moi, je pense que, les Frères ayant abusé de la rhétorique antichrétienne, le rejet massif du discours frériste par la population musulmane a des effets bénéfiques pour la communauté copte. Le destin de la Syrie et de l’Irak renforce l’attachement à la paix civile. Une grande partie de l’opinion publique musulmane soutient désormais les coptes, non pas parce qu’elle adhère à l’idée de droits égaux pour tous les citoyens, mais parce qu’elle pense que ce qui arrive aux chrétiens arabes est barbare et indigne de l’islam …

Ezzat, lui, est partagé. Les relations de commerce et de voisinage sont meilleures. Son usine a été protégée par ses partenaires commerciaux salafistes qui, à deux reprises, ont fait dégager les barbus venus de villes voisines casser du copte. « Mais ils ne nous aiment pas », dit-il. Oui, il a de nombreux amis musulmans. Parmi eux, un prestigieux général de police à la retraite, qui a grandi dans le même immeuble que son père et guerroyé toute sa vie contre les Frères. Il sait qu’il peut s’adresser à lui ou évoquer son nom pour faciliter les choses. Mais les regards de haine continuent à le troubler. Et, dès qu’on lui refuse une chose à laquelle il estime avoir droit, il se demande si on le punit encore d’être chrétien.[/access]

*Photo : LEVINE/SIPA. 00663905_000016.

Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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est un historien égyptien, chercheur associé à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France.

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