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Donner du pain aux canards

Le billet du vaurien


Donner du pain aux canards
Image d'illustration Robert Gramner / Unsplash.

Le billet du vaurien


Le pire avec la vieillesse, c’est qu’on reste jeunes. L’horizon s’assombrit, notre vue baisse, nous entrons dans un tunnel dont nous ne verrons plus l’issue. Nos amis nous y ont précédés et, comme Beckett, ils nous ont laissé ce dernier message : « Je vois ma lumière qui meurt ».

Le lac Léman et Nabokov

Les plus lucides savent que la vieillesse est la punition pour avoir vécu. Ils ne doutent pas qu’on peut qualifier une vie d’heureuse quand elle commence par l’ambition et finit par n’avoir d’autres rêves que celui de donner du pain aux canards. Ou, comme Nabokov, d’aller à la chasse aux papillons. C’est encore à ma portée. En contemplant le lac Léman qui s’étale sous mes yeux, m’offrant une palette de couleurs qu’aucun artiste n’égalera, je songe au petit garçon qui partait chaque matin à la pêche et revenait tard dans la nuit.

Il avait aboli le temps. Je songe à ces traversées du lac à l’aube pour aller skier là-bas, en Savoie, avec des amis.

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Eux aussi ont vu la lumière qui meurt. Parfois, j’accompagnais mes parents à Évian. Mon père jouait au casino, ma mère faisait du shopping. Et moi je m’installais dans un cinéma interdit aux moins de seize ans : les contrôles y étaient moins sévères qu’à Lausanne.

C’était presque aussi excitant que la pêche à la gambe et, sans doute, du même ordre.

Le dernier film vu en famille

Parfois, nous dînions dans le fastueux restaurant du Casino d’Évian avant de prendre le dernier bateau de la Compagnie Générale de Navigation pour Lausanne. L’ambiance y était bon enfant. Je n’imaginais pas encore que viendrait le temps où je verrai ma lumière décliner et s’éteindre. Mes parents étaient mon rempart contre la mort. Ils m’emmenaient souvent au cinéma. Je me souviens de Maurice Chevalier dans « J’avais sept filles ». Moi aussi, je voulais sept filles. Le dernier film que j’ai vu en famille était aussi le premier film en Cinémascope: La Tunique d’Henri Koster. J’avais beaucoup pleuré. Ensuite, ce furent des escapades périlleuses avec des potes dans des cinémas mal famés, comme le Bio. On y projetait des chefs d’œuvre dont personne ne se doutait que bien des années plus tard ils seraient considérés comme tels. Je songe notamment à Kiss me deadly de Robert Aldrich.

Le temps aussi y était aboli, suite à une apocalypse nucléaire. « Ce peu profond ruisseau, la mort » selon la belle définition de Mallarmé, devenait un tsunami auquel personne n’échapperait. Puis mon père s’est suicidé : il voyait sa lumière qui mourait. Et maintenant je vois la mienne qui décline. Ne me reste-t-il plus qu’à donner du pain aux canards ?

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