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De l’honnêteté d’informer

Le Conseil d’État, l’Arcom et CNews : pourquoi cet arrêt et comment en sortir ? Par Jean-Éric Schoettl, ancien directeur général du CSA


De l’honnêteté d’informer
Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), est l’invité de l’émission « L’heure des pros » sur CNews, 15 février 2024. DR.

L’arrêt du Conseil d’État va à rebours de la doctrine de l’Arcom et des jurisprudences française et européenne : plus il y a de supports médiatiques, moins leur liberté éditoriale doit être bridée. Seules les chaînes de service public, tenues par le principe de neutralité, doivent refléter tous les courants d’opinion.


Le 13 février dernier, le Conseil d’État a jugé que, pour vérifier le respect de l’obligation de pluralisme de l’information par une chaîne de télévision (en l’espèce CNews), l’Arcom ne devait pas se limiter à veiller à une répartition équitable des temps de parole des personnalités politiques, mais également prendre en compte les interventions de l’ensemble des participants aux programmes, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités. Le Conseil d’État impose ainsi une exigence de « pluralisme interne » incontrôlable, infondée et préjudiciable à la liberté éditoriale.

On peut s’étonner que d’éminents juristes amalgament les différentes dimensions du pluralisme, sans distinguer pluralisme de l’information et honnêteté de l’information, ni articuler pluralisme interne et pluralisme externe[1].

L’arrêt va à rebours de la doctrine constante de l’autorité de régulation de l’audiovisuel comme de la jurisprudence française et européenne. Cette doctrine et cette jurisprudence sont de bon sens : plus s’exerce le pluralisme externe (et c’est l’enjeu des appels à candidature conduits par l’autorité de régulation), moins doit être bridée la liberté éditoriale.

Ainsi, dans son arrêt NIT c. Moldavie du 5 avril 2022,la Cour européenne des droits de l’homme juge que « les dimensions du pluralisme interne et externe doivent se combiner »et que, dans le cadre d’un régime national de licences, un manque de pluralisme interne peut être compensé par l’existence d’un pluralisme externe effectif. C’est le cas si l’autorité derégulation fait en sorte que« les programmes offerts au public, considérés dans leur ensemble, assurent une diversité qui reflète la variété des courants d’opinion qui existent dans la société ». L’arrêt du 13 février 2024 rompt également avec la propre jurisprudence du Conseil d’État, qui combinait jusqu’ici libéralement pluralisme et liberté éditoriale : n’a-t-il pas, par exemple, jugé impossible d’imposer à une radio exprimant un courant de pensée particulier d’ouvrir son antenne à d’autres courants (27 novembre 2015, Radio Solidarité) ?

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L’exigence de « pluralisme interne » est inadaptée à un environnement marqué par la multiplication des supports par voie terrestre, satellitaire et en ligne, ainsi que par la réception de chaînes étrangères. Aujourd’hui, la pluralité des supports permet le pluralisme externe, et donc l’existence de chaînes portant un courant d’opinion comme CNews. Dans ce nouvel environnement, on ne peut exiger de chaque service de communication audiovisuelle, sauf d’une chaîne de service public tenue par le principe de neutralité, qu’il respecte le « pluralisme interne », c’est-à-dire que ses programmes reflètent toute la diversité des courants de pensée et d’opinion.

Ce qu’impose la loi à une chaîne, c’est que l’information soit honnête (elle ne doit être ni falsifiée ni tronquée) ; que certains sujets soient traités ; que la couverture des campagnes électorales et la répartition des temps d’antenne entre personnalités politiques soient équitables. Chaque opérateur doit en outre respecter la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (qui prohibe l’injure, la diffamation, l’incitation à la commission d’infractions ou la provocation à la haine contre un groupe de personnes). C’est déjà contraignant pour les opérateurs et difficile à contrôler pour l’Arcom. Aller au-delà serait contraire à la liberté éditoriale comme à l’esprit du « Media Freedom Act » en cours d’élaboration à Bruxelles.

Comment alors expliquer l’embardée que constitue la décision du 13 février 2024 ? Selon moi, par un biais cognitif. Le « populisme » est devenu le mauvais objet obsessionnel de ce petit milieu socioculturel moralisateur auquel appartiennent la plupart des gens de médias et une partie des membres du Conseil d’État. Même si sa part d’audience ne dépasse pas 3 % aux heures de grande écoute, CNews dénature, selon eux, la liberté de communication en flattant les préjugés populaires et en transformant des faits divers en faits de société. Dans cette « reductio ad extremam dextram » fantasmatique, le groupe Bolloré est un diable contre lequel il est urgent de pratiquer un exorcisme. Le droit a donc été instrumentalisé pour prononcer le vade retro. Mais c’est raté.

Autre question : comment sortir de l’impasse dans laquelle nous enferme (et s’enferme) le Conseil d’État ? Deux voies sont envisageables.

Une première consisterait à interpréter de façon « neutralisante » la décision du Conseil d’État. Elle est résumée, dans ses propos à La Tribune, par Roch-Olivier Maistre, président de l’Arcom : l’autorité de régulation considérerait qu’il ne lui est pas demandé de comptabiliser chacun des intervenants. Il n’y aurait de catalogage ni des journalistes ni des invités. L’Arcom, rappelle salutairement son président, « n’est ni une police de la pensée, ni un tribunal d’opinion. La loi de 1986 est d’abord une loi de liberté, qui consacre la liberté de communication et la liberté éditoriale ». L’Arcom n’en devrait pas moins, pour l’exécution de l’arrêt du 13 février, porter une appréciation globale sur le pluralisme de l’ensemble des programmes. C’est confier encore à l’Arcom un rôle– qu’elle récuse à juste titre– de surveillance de la pensée et s’exposer à l’arbitraire (comme toujours lorsqu’on demande à des hommes de contrôler les opinions d’autres hommes).

Une voie plus satisfaisante, mais plus radicale, serait d’inscrire explicitement dans la loi de 1986 le principe selon lequel chaque éditeur de service de communication audiovisuelle détermine librement sa ligne éditoriale et choisit librement les personnes qui interviennent sur son antenne.Et que l’exigencede pluralisme politique interne s’entend de la répartition équitable des temps d’antenne alloués aux personnalités représentant les formations politiques. Resterait exigé,en tout état de cause,lerespect de l’honnêteté de l’information dans chaque émission.


[1] Le pluralisme externe, c’est la diversité des chaînes de télévision ou des titres dans les kiosques à journaux. Le pluralism einterne, c’est la diversité des opinions sur les plateaux d’une même chaîne ou dans une même salle de rédaction.

Mars 2024 – Causeur #121

Article extrait du Magazine Causeur




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Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.

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