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De la vertu aux temps de la cupidité


De la vertu aux temps de la cupidité

Si on en croit Montesquieu, la démocratie est un système harmonieux qui ne peut que fonctionner. Son seul défaut est de supposer des dirigeants vertueux. Le capitalisme actuel souffre du même handicap : avec des acteurs vertueux, on peut tout imaginer, même que la main invisible soit l’instrument de l’intérêt général. Mais le désintéressement est déjà un exploit pour un élu. Dans la vie économique, il relève de la sainteté. Comme l’a observé Jean-Claude Michéa (L’Empire du moindre mal, Flammarion), Adam Smith serait horrifié à la vue de ceux qui se prétendent ses disciples.

L’affaire du « trader fou » montre qu’on est loin du compte. Ce qui est en cause, ce ne sont pas seulement un employé déchaîné et un mécanisme de contrôle défaillant, mais un système qui s’est éloigné de ses missions initiales. Les marchés financiers ont vocation à permettre l’allocation la plus efficace de ressources et le financement des entreprises. Aujourd’hui, ils s’autonomisent pour poursuivre un objectif qui leur est propre. C’est la queue qui agite le chien.

A l’aune de tels enjeux, le débat sur le scandale de la Société Générale est singulièrement réducteur. Le rapport de Bercy s’est prudemment concentré sur les aspects techniques de l’affaire – sous-encadrement des traders, suivi insuffisant de leurs activités et gestion de la crise par la direction de la Socgén. Autant de défaillances des procédures et du management qui, certes, ont leur importance, mais permettent d’éviter la question fondamentale : comment éviter la dérive des marchés financiers ? Autrement dit, comment faire en sorte que le chien soit maître de sa queue ?

L’économie mondiale peut être comparée à un réseau routier qui doit, en une décennie, accueillir de plus en plus de véhicules de plus en plus rapides et puissants. Du coup, toute perturbation devient un embouteillage monstre et l’accident le plus anodin cause des dégâts considérables. La propagation de la crise du crédit immobilier aux Etats-Unis illustre bien ce phénomène.

Il est donc légitime que les pertes essuyées par la Générale suscitent des interrogations sur l’état des autoroutes de la finance mondialisée.

Il ne s’agit pourtant pas de jeter le bébé avec l’eau du bain, aussi trouble soit-elle aujourd’hui. Ni l’opacité croissante des opérations et produits financiers, ni le ressentiment toujours plus virulent à l’égard de « la banque » et des « marchés financiers » ne justifient un procès à charge. En économie comme en politique, le rejet des médiations est une illusion. Nous avons besoin des élus pour exercer le pouvoir en notre nom, tout comme nous avons besoin des banques, des marchés financiers et des professionnels qui y officient, pour gérer nos capitaux et nos risques.

Il faut aussi rappeler que beaucoup de ces « produits dérivés » constituent d’abord et surtout une police d’assurance permettant aux acteurs économiques d’atténuer les effets néfastes des fluctuations du prix des matières premières, des taux de change et des taux d’intérêt. Le fabricant qui achète ses matières premières en dollars, vend ses produits en euros et finance sa trésorerie avec un crédit bancaire, ne tiendrait pas longtemps sans y avoir recours. Seulement, contrairement à leur vocation initiale, ces instruments financiers sont devenus à leur tour des actifs financiers qui suscitent la convoitise des spéculateurs. Le bouclier est devenu une épée.

Dans ces conditions, l’heure n’est pas à la croisade idéologique. Or, pour certains, la loi du marché revêt un caractère sacré, comme s’il s’agissait d’une loi de la nature ou de l’aboutissement inéluctable de l’histoire humaine. « Tout le problème, pour le pouvoir, est de ne pas glisser de l’autorégulation du système par ses acteurs, les mieux à même de le réparer, à sa régulation par en haut, au risque d’en casser les ressorts », écrit Alain-Gérard Slama (Le Figaro, 1er février). En clair, tout acteur est légitime à intervenir, à l’exception des détenteurs de la puissance publique. Sauf que le libéralisme, dans sa forme actuelle comme dans celles qui l’ont précédées, est un phénomène historique, une option parmi d’autres. Le fait qu’on n’ait pas trouvé mieux ne prouve en rien qu’on ne trouvera jamais mieux.

L’économie, comme la politique, est une affaire d’hommes [1. Que les féministes ne m’arrachent pas les yeux, je veux évidemment parler d’êtres humains en général.]. Aucun système économique, aussi sophistiqué ou intelligent soit-il, ne sera jamais meilleur que ceux qui le font fonctionner. Il est inquiétant que « l’éthique du capitalisme » ait cédé la place à des comportements indélicats quand ils ne sont pas carrément mafieux. Et, plus inquiétant encore que certains délinquants (à la différence des patrons-voyous) soient considérés comme des héros. Nick Leeson, le trader responsable de la faillite de la Barings en 1995, est un conférencier très demandé. Sans vertu, même le meilleur des mondes s’écroulera. Cela n’incite guère à l’optimisme.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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