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David, artiste engagé


David, artiste engagé
Bonaparte (wikicommons).

L’arrivée simultanée d’une exposition majeure consacrée au peintre de la Révolution et de la gloire napoléonienne et de la publication d’une biographie remarquable permet de prendre toute la mesure de l’oeuvre d’un génie qui a marqué non seulement l’histoire de l’art en France, mais aussi l’Histoire tout court.


En parallèle à l’incontournable exposition du Louvre qui s’achève fin janvier, on ne saura trop vous recommander la fête d’une lecture qui s’impose d’elle-même :  sous la plume alerte et concise de David Chanteranne, historien surtout connu comme spécialiste du Premier empire, cette remarquable biographie du peintre sans le génie duquel jamais l’aventure napoléonienne n’aurait été immortalisée de façon aussi… impériale. Sous-titré à bon escient « l’empereur des peintres », son Jacques-Louis David se déguste d’un trait.

Issu de la petite bourgeoisie parisienne, Jacques-Louis, fils unique né en 1748, est d’abord une bête à concours. Après quelques échecs, « le 2 octobre 1773, il reçoit le premier prix. La chance a tourné. Elle ne le quittera plus ». Dès 1782, Louis obtient un logement au Louvre, se marie avec une jouvencelle née Pécoul – elle a 16 ans. Un an plus tard, le voilà académicien. En 1784, la campagne d’Italie ouvre à Bonaparte le chemin de la gloire, tandis que triomphe Le Serment des Horaces. La toile révèle son génie : « quelque soixante mille personnes se pressent pour admirer son véritable manifeste » ; David est bien le « chef de file des néo-classiques ».

Le peintre voyage de Rome à Paris, mais la prise de la Bastille précipite les choses ; son art se radicalise. Au point de confier à un ami, à propos de Marie-Antoinette : « c’est un grand malheur que cette charogne n’ait pas été étranglée ou taillée en morceaux par les émeutières, car tant qu’elle sera vivante, il n’y aura pas de paix dans ce royaume » (sic). Comme quoi tout grand homme a ses bassesses. Séparé de sa femme en 1790, David compte aussi parmi les signataires « de la demande de destruction du monument élevé à Louis XIV place des Victoires ». La Constituante lui commande une toile colossale commémorant le Serment du Jeu de Paume ; il n’en fera qu’une esquisse (dont la présente exposition permet d’admirer le projet dans son immense format, où seuls ont été peints les visages de Barnave, Gérard, Mirabeau et Dubois-Crancé). Acquis aux Jacobins, David signe la pétition des Cordeliers pour la déchéance du roi, fait son entrée en politique, vote la mort de Louis XVI : « la France vient de basculer. Et avec elle, le destin du peintre », commente Chanteranne. Dans ce climat de Terreur révolutionnaire (il s’est joint en personne au procès de Marie-Antoinette !), élu en janvier 1794 président de la Convention nationale, David « continue de signer les envois à l’échafaud », s’associe au « délirant programme de la fête de l’Être suprême », mais lorsque tombe la tête de Robespierre, le voilà inquiété à son tour. En nage, pris de bégaiement, envahi par la peur, « Grosse-Joue », comme le moquent ses ennemis, fait face. Incarcéré plus de quatre mois, il finit par être libéré, officiellement pour raison de santé. 

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Le carnage de Thermidor passé, « les manières redeviennent celles de l’Ancien Régime, et […] l’on recommence à se vouvoyer », note le biographe du franc-maçon affiché qu’est David. Enfin « lavé de tout soupçon par le nouveau régime du Directoire » et amnistié, le peintre des martyrs de la Révolution (Marat assassinéLe Jeune BaraLe Peletier de Saint-Fargeau – tableau perdu) renoue avec l’inspiration antique : à bonne distance des polémiques, c’est L’Enlèvement des sabines.  Le nu (masculin) impose ses juvéniles académies à la pudeur des dames. David, en Bonaparte, a trouvé son héraut. L’installation du Premier consul à la tête du pays vient « à point nommé pour affermir la puissance d’influence de David. Les deux hommes se sont bien trouvés. Ils ne se quitteront plus », conclut Chanteranne. De fait, David (qui dessine même le costume consulaire) « a toujours l’oreille de Bonaparte ».

La proclamation de l’Empire en 1804 marque une nouvelle étape. Arborant fièrement sa Légion d’honneur, David (dont Eugène, son fils, sera blessé à Austerlitz), et qui approche la soixantaine, consolide l’édifice du régime avec le fameux tableau du Sacre (toile millésimée 1808) dans les « décors parsemés d’abeilles d’or signés Percier et Fontaine ». Les grands formats du peintre se succèdent. Si Dominique Vivant Denon (1747-1825, premier patron du musée du Louvre) a la mainmise sur les arts, le prestige de David s’accroît. Installé rue d’Enfer, face au Luxembourg (car Napoléon a pris ses quartiers au Louvre), il impose ses « disciples » autour de lui – de Gros à Granet, jusqu’à Ingres, le plus doué. Mais « il a lié son sort à celui de Napoléon ». Jusqu’à participer à la réalisation des étendards, ou à dessiner le fauteuil de l’empereur ! « Sans le savoir, le peintre invente une véritable « allégorie du Législateur » » dans cette fameuse effigie de 1811. Et le biographe d’observer : « la renommée de la toile sera telle qu’elle servira, bien après, d’étalon et presque de canevas pour tous les portraits, non seulement peints mais plus tard photographiques, de la quasi-totalité des chefs d’État français jusqu’à Georges Pompidou »

En 1814, l’inquiétude le gagne à nouveau. Paris est occupé par les coalisés. Puis le gouvernement de Louis XVIII le tient à l’écart, « ses faits et gestes sont épiés ». Survient le « vol de l’Aigle » ; les Cent Jours signent les retrouvailles du peintre avec son grand homme, – court répit : la veille même du retour du roi podagre, David est déjà parti pour l’exil. Il trouve son point de chute à Bruxelles, d’où il ne reviendra plus, y assumant au reste une production prolifique.

« A sa façon, David est un historien », émet Chanteranne. Réclamé par des commanditaires passionnés, l’artiste doit renoncer à plusieurs reprises à l’idée de rentrer en France. La mort de Napoléon à Sainte-Hélène le consterne ; sa propre vie touche à sa fin. Conscient de ce qu’il incarne, « au duc de Wellington qui lui rend visite et lui demande son portrait, [David] aurait rétorqué : « je vous l’ai déjà dit, Mylord, je ne peins que l’histoire » ». La réplique est cruelle. Féru d’opéra italien, le vieux maître a sa place réservée au parterre de la Monnaie, où il sort quasiment chaque soir. Mars désarmé par Vénus et les grâces sera son ultime chef d’œuvre – David a 76 ans ! Mais l’époque a changé. Adolphe Thiers lui reproche « un fatigant cliquetis de tons » ; même Stendhal assène que « l’école de David ne peut peindre que les corps ; elle est décidément inhabile à peindre les âmes »

L’avènement de Charles X réduit à néant pour David toute velléité de retour à Paris. Tandis que Girodet, à peine âgé de 59 ans, vient de mourir, David voit sa santé se dégrader. Le 29 décembre 1825, il rend son dernier soupir. « Hasard du calendrier : sa mort coïncide avec le jour de la Saint-David », note Chanteranne – David de son prénom… Le biographe ne manque pas de relater les mesquineries du ci-devant comte d’Artois : « Charles X s’oppose toujours au retour du cercueil en France », devançant un nouveau refus pour l’accueil de sa dépouille au Panthéon, en 1827. La monarchie de Juillet calme le jeu, avant que le Second Empire ne réhabilite tout à fait, et l’artiste, et la personnalité. Cité par David Chanteranne, Delacroix reconnaît dans son Journal qu’« il est manifeste que tout dérive encore de [David] et de ses principes ». Ce temps est bien fini.

Du travail de l’historien à l’approfondissement porté par l’historien de l’art : ainsi pourrait-on qualifier la pente exigeante qui, du bel exercice de synthèse effectué comme on vient de le voir par David Chanteranne, remonte également, étape par étape, vers l’œuvre entier de l’artiste génial : écrit à quatre mains par leurs commissaires  Sébastien Allard et Côme Fabre, auxquels se sont adjointes Aude Godet et Morgane Weinling, le passionnant  catalogue de l’exposition David(laquelle, rappelons-le, se clôture le 26 janvier prochain) s’offre pour un outil de haute précision à qui prétend comprendre la peinture de David au-delà de la simple délectation du regard.  

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De conserve avec le cheminement de la manifestation, obéissant à la même chronologie adhérant à la biographie de l’artiste, l’ouvrage en suit l’itinéraire esthétique, stationnant d’œuvre en œuvre, reproduites au sein du volume, dans une très haute qualité photographique, bien souvent en pleine page mais en faisant choix, prioritairement, de révéler tel ou tel détail significatif – Roland Barthes appelait cela le « punctum » : ce qui, dans un tableau, vous « point ». De sorte que le beau livre (format 28 X 24 cm), loin de se contenter d’être un ornement de l’exposition en forme d’album illustré, projette sur celle-ci, tout du long, la loupe grossissante, intrigante, révélatrice, du gros plan – comme le cinéma sait en user si bien. Associée à un commentaire où l’élégance du style se conjugue à la haute érudition, la matière même de la peinture, indécelable à l’œil nu, nourrit ainsi l’investigation.

Sciemment plus resserrée, en termes de corpus, que l’énorme rétrospective qui lui avait été consacrée en 1989 dans le cadre des commémorations du bicentenaire de la Révolution, gouvernée cette fois par une lecture critique essentiellement attentive à fixer les méandres de l’engagement politique du peintre au fil de sa très longue carrière, l’actuelle exposition Jacques-Louis David, ce remarquable catalogue en témoigne, assigne à l’imperium idéologique un artiste qui ne saurait être réduit à incarner « la-figure-de-proue-du-néoclassicisme ». Sébastien Allard le souligne : « l’essence de son art, depuis les années 1780, est politique, tout comme le sera en 1800 le tableau des Sabines. […]C’est là un point capital. Même si, s’étant brûlé les ailes pendant la Terreur et ayant échappé de peu au sort de Robespierre, il ne jouera plus de rôle politique de premier plan, jamais il n’acceptera l’idée d’un art déconnecté des questions de son temps, ce qu’on appellera bien plus tard « l’art pour l’art » ». Ainsi par exemple, poursuit l’auteur, « les œuvres qu’il réalise en partie en captivité dans cette période cruciale de 1794-1795 demandent-elles à être analysées non comme l’expression d’un mouvement de repli mais, au contraire, comme une interrogation sur la façon dont il peut continuer son action en tant que peintre citoyen après la chute de Robespierre […] dans une dynamique où l’action […] permet, une fois encore, de surmonter l’épisode mélancolique lié au traumatisme de Thermidor ».  Et plus loin, d’analyser : « David est un homme qui ne lâche rien : son œuvre se déploie sur un principe de morphogenèse, les formes, les thématiques ne cessent de se transformer sans se dévitaliser, contrairement à une certaine vision qui s’est appliquée à isoler les différents moments de sa carrière. Cette remarquable se nourrit de sa conviction intacte que, par son art, il peut changer le monde. […] La distance qu’il prend avec l’activisme politique ne signifie ni un affaiblissement de son engagement, ni un repli mélancolique sur son art ». Dès lors sa fascination précoce pour l’ « homme à cheval » (cf. la toile fabuleuse intitulée Bonaparte franchissant les Alpes au Grand Saint-Bernard, un des clous de l’exposition) puis son allégeance à l’Empereur (qui lui vaudra, comme on l’a vu plus haut, tant d’avanies au retour des Bourbons sur le trône) doit s’envisager comme une variation d’un Protée à l’inspiration toujours entée sur le réel : « cette fois-ci, il ne s’agit plus d’éveiller la conscience politique du visiteur mais de lui faire revivre cet événement, à la manière d’un panorama », commente l’historien de l’art à propos du fameux tableau du Sacre. De même David reprend-il en 1813 son Lénonidas aux Thermopyles « alors que la Grande Armée s’enlise dans les défaites », […] d’une actualité brûlante »« tableau entre deux mondes », qui « ne sait plus s’il doit célébrer des lendemains qui chanteront après les désastres de la guerre ou commémorer ceux qui ont disparu dans la catastrophe ». David, notre contemporain ? 

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En forme de coda à cette partition critique admirablement orchestrée, Côme Fabre livre, sous le titre « David en son palais : une vie au Louvre », un texte formidable qui s’emploie à suivre la trace de l’artiste dans cette enceinte en mutation, tandis que dans deux ultimes chapitres, Aude Godet d’abord restitue, année par année, le « Récit biographique (1748-1825) » de notre gloire nationale ; avant que Morgane Weinling, dans « David après David (1825-2025) », n’interroge la postérité de cet immense artiste, à l’heure où le bicentenaire de sa mort soulève l’occasion d’invoquer ses mânes.    

A lire : 

Jacques-Louis David, l’empereur des peintres, par David Chanteranne. Passés/Composés, 2025, 331pp., 24,00€.

Jacques-Louis David, sous la direction de Sébastien Allard : catalogue de l’exposition David, actuellement présentée au Louvre. Musée du Louvre / Hazan, 2025, 370pp., 49,00€.

Jacques-Louis David: L'empereur des peintres

Price: 24,00 €

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Jacques-Louis David (1748-1825). Catalogue officiel de l'exposition

Price: 49,00 €

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