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Appel à la « radicalité » républicaine


Appel à la « radicalité » républicaine
(Photo : SIPA.00649140_000004)
(Photo : SIPA.00649140_000004)

L’horreur succédant à l’horreur, on aimerait savoir de toute urgence à quoi vont ressembler les fameux centres de « déradicalisation » promis par les pouvoirs publics, et attendus comme s’ils étaient la panacée face au mal protéiforme qui ronge notre société : à des cellules de dégrisement où les ivrognes ramassés sur la voie publique reprennent peu à peu leurs esprits sous surveillance médicale et policière ? L’islamisme radical n’ayant guère défrayé la chronique pour son apologie de l’ivresse extatique célébrée par les poètes soufis (Hafez de Chiraz, Omar Khayyam), c’est plutôt aux centres de désintoxication qu’on pense spontanément, ouverts aux drogués que leur dépendance aux stupéfiants rend inaptes à toute vie sociale. Aucun toxicomane n’ayant cependant à ce jour commis de carnage collectif, la comparaison se révèle tout aussi inadéquate même si le conditionnement idéologique qui les fait passer à l’acte peut être assimilé à une drogue.

C’est donc vers une « rééducation » complète des individus concernés que l’on s’achemine, sans trop savoir ce qu’on met sous ce mot mais avec la crainte de devoir user des bonnes vieilles méthodes de remise aux normes des asociaux pratiquées dans les régimes totalitaires. Non contents d’être agressés, nous voilà donc contraints par nos valeurs à inventer un système de rééducation dont l’efficacité ne bafouerait pas les principes faisant de nous des êtres humains civilisés. C’est aussi tenir la « radicalisation » pour une forme de maladie, proche de la folie mais susceptible d’être guérie, comme s’il ne s’agissait pas aussi d’un choix de vie. Or, tout en nous refuse d’admettre que se comporter comme des brutes décérébrées puisse être une option personnelle, désastreuse certes mais engageant la responsabilité de qui la fait sienne. Le moment est en tout cas venu pour la République de prouver qu’elle n’est ni une « religion » laïque ni une idéologie parmi d’autres ; et pas davantage un conglomérat d’individus sans plus aucun point commun. Et c’est bien là où le bât blesse.

Comment rééduquer ceux-là mêmes qu’on n’a pas réussi à éduquer…

Alors que l’Éducation nationale n’est plus capable d’endiguer l’illettrisme et les formes diverses de délinquance qu’il suscite, on se demande quelles forces encore vives et inventives vont pouvoir relever ce défi inédit. Comment prétendre rééduquer ceux-là mêmes qu’on n’a pas réussi à éduquer ? Non pas faute de moyens, comme on nous le ressasse pour se dédouaner, mais de convictions et de détermination dont la « radicalité » ne reproduirait pas de manière mimétique celle de nos ennemis déclarés. Tout reste donc à cet égard à inventer, tant quant à la méthode qu’au but ultime recherché. À moins bien sûr — qui ose se l’avouer ? — que l’on soit en fait confronté à une telle incompatibilité des modes de vie et de pensée qu’aucune reprise en main éducative ne parvienne à combler cette disparité. De quel droit le tenterions-nous d’ailleurs sinon pour assurer notre sécurité tout en préservant notre intégrité ?

Un changement de vocabulaire est d’ailleurs perceptible, voulant qu’on parle désormais moins de fondamentalisme que de radicalité, comme pour mieux mettre en exergue la brutalité aveugle et imprévisible des actes terroristes. Mais est-ce la seule raison ? C’est aussi une manière d’évacuer la question du « fondement » réel de l’islam, pourtant sous-jacent à sa radicalité qu’on aimerait bien voir surgir de nulle part, à l’image de ces individus qu’on nous dit s’être radicalisés tout seuls et en vase clos, et à une vitesse telle qu’on ne pouvait rien faire pour déjouer leurs projets meurtriers. La « radicalité » s’attraperait donc comme jadis la peste, et il serait déjà trop tard pour intervenir quand les premiers bubons apparaissent. À supposer qu’il s’agisse bien là d’une de ces « épidémies psychiques » dans lesquelles Carl Gustav Jung voyait le pire fléau des temps à venir, ce n’est pas en nous dessaisissant de notre propre « radicalité » que nous parviendrons à prendre le mal « à la racine » grâce à une clarté de pensée et une fermeté suffisamment inébranlables pour qu’il n’y ait plus lieu d’épiloguer ni de revenir sur ce qui aura été décidé.

Ce ne sont pas d’ailleurs les islamistes qui se disent « radicaux » mais nous qui les qualifions ainsi, au risque de rendre inutilisable un terme désormais associé à un ramassis d’insanités et d’inhumanités. La radicalité n’est pourtant en soi ni une monstruosité ni une obscénité dont tout bon républicain se devrait de dénoncer les dangers sans avoir à examiner la manière dont elle s’exerce et ce pourquoi elle refuse de transiger. S’il est clair que le radicalisme islamique ne nous laisse d’autre choix que de l’éradiquer, sur le sol européen tout au moins, nous n’en avons pas pour autant fini avec le sophisme selon lequel on ne serait « radical » que sous l’effet d’un conditionnement mental interdisant d’être compréhensif, relativiste et finalement laxiste. Comment les Français, aussi rompus à la pensée critique par leur histoire et leur culture philosophique, ont-ils pu laisser se refermer sur eux ce piège grossier, manié par les virtuoses de la propagande mondialiste ?

Autant donc notre vision de la déradicalisation est claire et nette quant au but immédiat recherché – mettre ces fous furieux hors d’état de nuire – autant restent pour l’heure flous les moyens pour y parvenir, à l’image sans doute de notre flottement quant à ce que pourrait, ce que devrait être notre propre « radicalité » républicaine : un sursaut, un ressaisissement, un recentrage sur quelques principes fondamentaux qui n’ont rien d’extrémistes, de passéistes, de fascistes et que sais-je encore. L’homme révolté, écrivait Albert Camus dans les années 1950, est celui qui sait au bon moment et à bon escient dire « non », et dont la volte-face est à soi seule un acte d’insoumission.

Une radicalité aux méthodes qui ne nous déshonorent pas

L’improvisation est, il est vrai, de mise dans une situation sans réel précédent historique, et face à des méthodes de tuerie hors normes au regard desquelles la guérilla semble elle-même relativement codifiée. Mais la question demeure : comment prétendre déradicaliser à coup d’entraînements sportifs, d’entretiens psychologiques et de cours d’instruction civique, sans devoir opposer à la « radicalité » islamique une force d’affirmation républicaine et culturelle avec laquelle on ne pourrait négocier ? Force qu’aucun État ne saurait pleinement incarner si les citoyens ne se l’approprient pas. Ne laissons donc pas à l’ennemi le monopole de la radicalité, mais donnons à celle-ci une tournure, une tonalité, des méthodes qui ne nous déshonorent pas.

Il ne faudrait pas non plus que la « radicalisation » islamique soit l’arbre qui cache la forêt, et nous empêche de voir ce qui derrière elle se profile : une certaine vision du monde délibérément adoptée par des millions d’êtres humains sur Terre, et cela depuis des siècles comme le donnent à penser les récits des voyageurs en terre d’islam bien avant l’islamisme radical. Nous aurons beau trouver cette vision du monde détestable, rien n’empêchera à l’avenir des groupes humains de l’adopter. Va-t-on tous les rééduquer ? Les jeunes hommes qui, convaincus par Allah de leur supériorité de mâles, accaparent les places assises dans les transports en commun, ou l’individu qui agresse des femmes d’après lui trop légèrement vêtues, doivent-ils être eux aussi déradicalisés ? On nous dit que les islamistes n’attendent que ça : une guerre civile qui leur permettrait de rétablir l’ordre, leur ordre. Mais n’est-ce pas faire aussi leur jeu que de se focaliser sur le terrorisme, pour des raisons aisément compréhensibles il va sans dire, tandis que se banalisent de telles pratiques ? Ils nous l’ont pourtant bien dit, que les attentats deviendraient inutiles quand l’Europe serait islamisée !

Car ces gens-là se moquent éperdument de susciter la haine de leurs victimes, qu’ils méprisent assez pour juger dérisoires leur douleur et leurs gestes mémoriels.  Seules compte à leurs yeux l’efficacité de l’action accomplie (nombre de morts), et la démoralisation des mécréants doublés de bouffons qu’à leurs yeux nous sommes. Les priver d’une haine vengeresse est un coup d’épée dans l’eau, salutaire seulement pour qui se guérit ainsi du ressentiment qui pourrirait sa vie. Tel était déjà l’objectif de la purification (catharsis) opérée par la tragédie chez les Grecs. Pourquoi d’ailleurs les haïrions-nous si ce sont des psychopathes que la déradicalisation devrait rendre à peu près normaux ? Un gros travail reste donc à l’évidence à faire pour convaincre les plus scrupuleux ou les plus timorés d’entre nous qu’il n’y a de meilleur antidote à la haine collective qu’une radicalité républicaine sûre de son droit et de son fait, assortie d’une bonne dose de courage. Et si c’était ça qui nous faisait le plus cruellement défaut.

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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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