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Anthropologie du sarkozysme


Anthropologie du sarkozysme

Pour cerner l’objet insaisissable communément appelé « sarkozysme », un détour par l’anthropologie s’impose. En fait d’hyper-président, Sarkozy est nu. Entendons-nous bien : cette hypothèse n’exonère pas Sarkozy de ses responsabilités dans la casse sociale menée par la droite. Bien au contraire, en démontant la mécanique du pouvoir, tâchons de comprendre son actuelle abdication – au profit des lois et valeurs du marché − sans sombrer dans l’attaque ad hominem. Car, hélas, un simple changement de locataire à l’Elysée ne bouleversera pas la donne actuelle. Démystifions donc le sarkozysme, cet objet politique non identifié qui se résume en grande partie à la négation de lui-même.[access capability= »lire_inedits »]

À bien des égards, la France de 2010 ressemble aux « sociétés du codage » décryptées par Pierre Clastres dans les années 1970. Cet anthropologue voué à une postérité post-mortem introduisait alors sa distinction fondatrice entre chefferie et pouvoir en décrivant le fonctionnement des sociétés primitives. Comme les tribus amazoniennes, la France contemporaine prive son chef de pouvoir. Si elle se choisit un chef, c’est moins pour la diriger que pour disposer à sa guise d’un grand-duc nu qui exprimera le consensus moral de la communauté.

Il n’y a qu’à entendre les discours sarkozystes pour s’en convaincre. À l’instar de ses principaux contradicteurs, Sarkozy enfile les perles d’une non-pensée diffuse. Vivre-ensemble, diversité, gouvernance mondiale, moralisation du capitalisme sont autant de slogans vides de sens réfléchissant l’impuissance publique dans le miroir du langage. Nicolas Sarkozy, comme ses homologues tuni-guaranis, a bien été élu pour servir de porte-parole à une société qui fuit le pouvoir comme la peste mais reste soucieuse de cohésion.

Ayant capitulé face aux lobbies économiques et à la toute-puissance des géants allemand, américain et chinois, notre Président conserve donc le verbe comme seul viatique d’un pouvoir fuyant.

Discours « édifiant » et volontarisme de façade

Dans notre système, Sarkozy dispose d’une fonction tribunicienne qui en fait le porte-voix d’un roman national en cours de décomposition. Il a été choisi pour son éloquence − Guaino aidant − et son habileté à traduire en mots les normes de comportement que Clastres définit comme « les normes soutenues par la société entière » qui ne sont pas « imposées par un groupe particulier ». Unanimement intériorisés – à défaut d’être respectés, la transgression s’effectuant elle-même à l’intérieur d’un cadre normatif donné − ces valeurs et tabous n’exigent aucune coercition ni pouvoir du chef pour perdurer. Comprendre cette dynamique demande de renverser nos représentations d’un pouvoir vertical et monolithique.

Contrairement aux idées reçues, Nicolas Sarkozy n’use pas du langage comme d’une arme. Le verbe le possède et l’emprisonne dans la cage dorée de l’immobilisme. Grâce à ses talents de rhéteur, le Président s’embourbe dans une logorrhée permanente qui assoit la monopolisation horizontale du pouvoir. La société « piège » son chef dans la force du langage, le contraignant à parler des heures durant, jusqu’à épuisement de l’orateur et des spectateurs. À la longue, le public n’écoute plus ce bruit de fond permanent, tout juste consent-il à l’entendre. Reste que le chef doit parler, précisément parce que les sociétaires ne l’écoutent pas. Si forts soient ses accents volontaristes – visant à tout secouer : l’UE, la Banque centrale européenne, l’ONU, le G20 − ce propos « édifiant » ne dépasse jamais le stade du récit incantatoire. Un storytelling trop normatif pour devenir injonctif. « Tout devient possible », cette petite ritournelle de campagne, ne fait florès que dans l’image idéalisée de nos mornes vies. Faute de moyens, la fin s’est perdue dans l’univers enchanté du mythe.

Paradoxalement, la société primitive ne peut vivre sans chef, aussi impuissant soit-il. Si, en démocratie, le pouvoir est un « lieu vide » structurellement indéterminé pour Claude Lefort, les sociétés édifiantes doivent « définir » ce lieu. Pour ne pas perdre ses repères, la société nomme donc un leader déréalisant l’exercice du pouvoir. En somme, il s’agit de faire l’Elysée par un mégaphone ambulant, histoire d’entraver toute tentative d’exercice réel du pouvoir.

Bien sûr, le parallèle s’arrête là : les sociétés primitives ne connaissent ni la division du travail, ni l’économie de marché ou la stratification sociale alors que notre monde reste saturé d’inégalités.

Nos élites, en ce cas, manipuleraient-elles le cadre égalitaire des sociétés primitives pour en faire un instrument au service de leur domination ? Sans verser dans l’antipopulisme primaire, l’explication me paraît trop schématique pour être honnête. Nicolas Sarkozy a été démocratiquement élu le 6 mai 2007 par plus de 53 % des Français qui se sont reconnus dans la verve patriotique du candidat de l’UMP. Une grande partie d’entre eux, issue des classes populaires, pariait sur sa volonté affichée de réformer la France, quitte à éluder le contenu et le coût social desdites réformes. Sitôt élu, il s’empressa d’aller à Canossa rassurer les gentilshommes cravatés de la Commission européenne, du FMI et de l’OTAN. Qui se rappelle aujourd’hui que le candidat Sarkozy parlait ouvertement d’un retrait d’Afghanistan ?

De Washington à Bruxelles en passant par Pékin, l’on se gausse à bon droit de l’impuissance française. Sarkozy dispose cependant des derniers reliquats de pouvoirs régaliens, ne serait-ce que celui d’abdiquer sa souveraineté. Mais de ses rogatons, il ne fait rien, ou si peu et si mal : du Traité de Lisbonne au retour dans le commandement intégré de l’OTAN.
Finalement, le cocktail société de classes/impuissance du pouvoir n’est-il pas le plus mortifère qui soit ?[/access]

Décembre 2010 · N° 30

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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