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À un copain israélien fourvoyé


À un copain israélien fourvoyé
Elie Barnavi.
Elie Barnavi
Elie Barnavi.

Mon cher Elie,

Tu es sans doute au courant, car le bruit s’est répandu jusqu’à Bruxelles, où tu demeures désormais : le livre français se porte mal. Pour survivre, les maisons d’édition, même les plus vénérables, sont obligées de faire des « coups ». Cela consiste à monter une bulle éditoriale, comme on monte des bulles spéculatives à Wall Street, pour empocher vite fait les bénéfices avant qu’elle n’éclate. A chaque mois sa bulle: en mars, ce fut Elisabeth Badinter et sa charge au tromblon contre les mères allaitantes, en avril, le dézingage du père Freud par Michel Onfray. On tente, en ce mois de mai, de faire monter en bulle le dernier opus de Régis Debray, intitulé À un ami israélien.

En quoi une bulle éditoriale se distingue-t-elle des pratiques plus traditionnelles en matière de publication de livres ? Elle fait passer pour une production intellectuelle honorable un produit ficelé à la hâte pour répondre à une supposée demande du public. Le scandale n’est pas obligatoire, mais il peut aider : ainsi Onfray peut-il se frotter les mains à la lecture des imprécations d’une Elisabeth Roudinesco qui, du souffle ardent de sa colère, fait monter la bulle encore plus haut. Il faut donc concevoir un produit d’édition susceptible de tenir le devant de la scène médiatique pendant au moins quinze jours, avec bonnes feuilles dans un news magazine, passage dans les radios et télés dans l’ordre protocolaire: d’abord Elkabbach, puis FOG, détour par chez Finkie sur France Cul parce que c’est le régional de l’étape, et c’est ainsi que l’on passe d’Onfray à Debray (la rime, seule, est fortuite). Pour faire monter la sauce, ce dernier annonce urbi et orbi qu’il a cogné très fort, et qu’il ne va pas manquer de prendre des coups en retour. On convoque à cet effet Claude Lanzmann et Jean-Christophe Rufin.

Régis Debray multiplie, depuis plusieurs années, les diatribes anti-israéliennes qu’il présente avec une mauvaise foi d’airain comme une critique légitime de l’actuel gouvernement de l’Etat juif. J’exagère? Quels israéliens vivants trouvent grâce à ses yeux, à part toi, bien sûr? Ceux dont la liste est agréée par Leila Chahid, comme les journalistes de Haaretz Gideon Lévy et Amira Hass, les intellectuels post-sionistes en bloc, y compris les « saltimbanques » que tu dénonces chez Finkielkraut, et, last but not least, Abraham Burg qui décrète la mort du sionisme entre deux conseils d’administration de compagnies de high tech d’Herzliya ? Tu concéderas que c’est réduire Israël à la toute petite cohorte de ses Cassandre patentées, dont tu ne fais heureusement pas (encore ?) partie. Bref, Debray est une sorte d’Alain Gresh, avec la rhétorique en plus et le sérieux en moins. Qu’a-t-il à dire de neuf sur un sujet dont le traitement journalistique et éditorial souffre de trop-plein plutôt que de manque ? Les imprécations anti-israéliennes d’un ex-gauchiste revenu de tout ayant des chances de faire un bide commercial, il fallait un emballage qui rende la chose appétissante.

Tu joues, cher Elie, le rôle de l’Israélien civilisé

Je suis au regret de te le dire: ta présence dans cette opération − sans laquelle les pirouettes rhétoriques de l’ex-cacique de Normale Sup auraient fait pschitt − a rendu possible cette tentative de « coup » éditorial. Il faut dire que tu te prêtes très volontiers au rôle qui t’est assigné par l’auteur : celui de l’Israélien civilisé avec qui on peut boire un verre et discuter sans ternir son image de moraliste un peu ronchon. Voyez, je ne suis pas anti-israélien, j’ai même un ami sioniste !

Dans ton souci − louable − de donner une image plus avenante de ton peuple que celle du butor bronzé porteur de Ray-Ban, tu fais preuve, dans ta réponse à Régis Debray, d’une indulgence qui aurait été une faute professionnelle si elle avait bénéficié, naguère, à l’un de tes étudiants. Une seule fois, tu te permets de pointer, et encore avec un point d’interrogation rhétorique poliçant le propos, une preuve de son ignorance. Naturaliser israéliens deux petits juifs belges de gauche, Richard Laub et Olivier Boruchowitch, auteurs de Israël, un avenir compromis, que tu as préfacé, me semble une faute vénielle à l’égard de celles que tu laisses allègrement passer, comme son injonction aux « dignitaires de la communauté juive de France » accusés de soutenir inconditionnellement Israël : « Ne pourraient-ils pas se montrer quelque peu gallicans ? La communion avec Rome ne conduit pas l’Eglise de France à prendre fait et cause pour M. Berlusconi. » Comparaison absurde et inadéquate qui aurait valu une bulle (cette fois-ci synonyme de zéro pointé) à un élève de première année de Sciences Po. Mais peut-être est-ce à la lecture de ce genre de balivernes que tu t’es esclaffé, dans l’avion te conduisant à Doha, en lisant le tapuscrit de Debray car, pour le reste, l’humour dont tu crédites son auteur est du genre qui m’a échappé. L’humour est généreux, l’ironie de Debray n’est qu’acide et ressentimentale. Pour le reste, il se contente de recycler les thèses d’Alain Gresh, Esther Benbassa ou Idith Zertal sur l’histoire du conflit israélo-arabe, le statut de la Shoah dans l’imaginaire israélien ou la psyché des juifs de France. Voilà le texte auquel tu acceptes de donner le statut de contribution importante à la discussion sur ce conflit et ses conséquences politiques et morales ! La seule idée originale qu’il avance est une réponse à ton souhait de voir les Etats-Unis imposer une solution. Jamais ils n’oseront, prophétise Debray, tant ils sont englués dans leur révérence vétérotestamentaire. Toute l’histoire des relations israélo-américaines infirme cette théorie, mais peu importe.

La « culture sophistiquée » du Hezbollah libanais

Ton indulgence confine parfois à l’aveuglement. Ainsi rappelles-tu à juste titre qu’Edgar Morin avait cosigné, avec Danièle Sallenave et Sami Naïr, un « texte antisémite » en 2002 dans Le Monde. Rappelons que ce texte accusait les soldats de Tsahal d’éprouver un plaisir sadique à l’humiliation des Palestiniens. Or, que lit-on, à la page 79 de la missive que t’adresse Debray ? « C’est un banal croisement de routes, sans croisement de regard. Lors de mon premier passage à Gaza, avant le « retrait unilatéral » de vos colons, en compagnie d’un père dominicain. Nous étions en voiture sur un chemin de terre, en plein midi, à la queue leu leu, escortés d’ânes, de carrioles et de gamins, lorsque les soldats ont arrêté la circulation. Nous sommes restés là à rôtir au soleil, assoiffés, poussiéreux, une petite demi-heure (…) un accident sans doute. Jusqu’à voir majestueusement, à cent mètres de distance sur une belle route asphaltée, dite de contournement, un 4×4 véhiculant une radieuse famille de colons, toutes vitres ouvertes, enfants riant aux éclats (…). Les troufions nous font signe d’avancer, mais désirant sans doute s’amuser, ils pointaient du doigt l’une ou l’autre voiture en convoi pour faire sortir les passagers du véhicule et les faire poireauter en pleine chaleur, for the fun of it. »

Quelle différence vois-tu entre ces lignes et les accusations de Morin et compagnie ? Proférer des insanités en anglais vous exonère-t-il d’en rendre compte ? Le récit de Debray a la force irréfutable des choses vues, du terrain qui, lui, ne ment pas. Il ne nous donne pas la date exacte ni le lieu précis de son périple à Gaza, précisant simplement qu’il se situe peu avant l’évacuation d’août 2005. Se peut-il que Régis Debray ait ignoré que, le 2 mai 2004, sur la route de Kessoufim, Myriam Hatuel, enceinte de huit mois, habitante d’une implantation juive à Gaza, avait été assassinée de sang-froid, dans sa voiture, avec ses trois petites filles, par un commando du Jihad islamique ? Il a le droit de juger insupportable les précautions sécuritaires dont il a subi les conséquences, mais est-il pour autant autorisé à les mettre sur le compte de la cruauté et de l’arbitraire des « robocops » de Tsahal? Et que dire de la « culture sophistiquée » dont Debray crédite le Hezbollah libanais, qui accueille comme un héros Samir Kuntar, l’homme qui a fracassé la tête d’une fillette israélienne contre les rochers de Nahariya et fut échangé contre des dépouilles de soldats israéliens tués au Liban ?

Décidément, Elie, ta participation à cette entreprise est une preuve supplémentaire que l’amitié, aussi bien que l’amour, peut porter atteinte au discernement des meilleurs.

À un ami israélien: avec une réponse d'Élie Barnavi

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