Et si nous devenions «robot-phobes»?


Et si nous devenions «robot-phobes»?
Image extraite de «2001: A Space Odyssey» de Stanley Kubrick (DR)
Image extraite de «2001: A Space Odyssey» de Stanley Kubrick (DR)

Depuis le 9 mars, impossible de suivre les actualités sans être en permanence harcelé par la dernière victoire en date de Google. Au rayon intelligence artificielle (IA), DeepBlue (programme développé par DeepMind, start-up rachetée par Google) vient de mettre une claque au champion du monde de jeu de go. Inattendu, inespéré. Cela marche mieux que prévu ! On pourrait certes ne pas pratiquer le go et n’en avoir cure. On aurait tort.

Pour l’instant, une machine gonflée à l’IA et soumise à des tests de QI pour enfant de moins de six ans, s’en sort pour ce qui est du vocabulaire et des similarités, mais, côté raisonnement et compréhension du monde, elle donne plutôt dans le burlesque involontaire. « Où peut-on trouver un professeur ? » : « Piano » ! Plus à l’aise au jeu de go, apparemment… Ce qui distingue encore l’intelligence humaine, c’est sa capacité à généraliser conceptuellement, son accès aux symboles, sa plasticité, sa flexibilité, son autofaçonnage permanent. Pas de problème. Patience. La machine maîtrisera, un jour, bientôt, dans un délai indéfini en fait, l’apprentissage non supervisé (l’« intelligence artificielle générale »).

Autant dire qu’il y a de quoi jouir par avance du côté de Google, saint patron du domaine, et de ses semblables. Ils ne se privent d’ailleurs pas de plastronner de plus en plus régulièrement sur nos écrans.

Il en est même parmi eux pour rêver au dépassement de l’humain, au « transhumanisme » ! La formule est simple : à bien y réfléchir, chacun d’entre nous est déjà amélioré par la technique. Google est une phénoménale mémoire à la portée du premier clic venu. Certains d’entre vous portent un pacemaker. Sauf qu’avec l’IA et les nanotechnologies, on ne joue plus dans la même division. Pourquoi diable en effet votre santé ne serait-elle pas contrôlée en permanence par des nanopuces[1. La MGEN, le mutuelle enseignante, organisait récemment (le 9 mars) un colloque sur le transhumanisme avec l’Institut des sciences de la communication, CNRS/Paris-Sorbonne.] ? Le soldat moyen et son semblable salarié ne tireraient-ils pas avantage de leur augmentation en améliorant ici la vue, ailleurs la mémoire ? Le téléchargement (l’uploading) de votre esprit sur un support informatique, avec pour horizon l’immortalité, cela ne vous tente pas un peu ? Sinon, un exosquelette, des organes artificiels plus performants ? Vraiment ?

On change ici de registre avec ce qui se faisait auparavant, puisque réparer n’est pas augmenter, dépasser. A force d’augmenter, que vise-t-on ? La indistinction progressive homme/cyborg. Programme qui réjouissait déjà par avance Donna Haraway, adepte des genders studies et auteur d’un Cyborg Manifesto dès 1983. Ce serait là, annonçait-elle, l’occasion de dynamiter toutes les frontières, homme/machine, homme/femme… Cette nouvelle utopie reçoit donc le nom de transhumanisme, c’est-à-dire tout à la fois l’« augmentation » scientifique de l’homme et son surclassement par la machine. Dan Brown, qui en fait l’univers de son Inferno (2013), a même élevé ce programme au rang de philosophie indépassable du moment !

Ce n’est plus de la science-fiction

À première vue, l’affaire pourrait porter la signature de Spielberg ou de Ridley Scott. On se tromperait cependant à enterrer trop vite le dossier au rayon science-fiction. Depuis 2009, les tenants de cette post-humanité, organisent même une « université d’été de la singularité », avec, dans le rôle des mécènes, Google et la nasa… L’un des leaders transhumanistes, Ray Kurzweil, émarge depuis peu chez Google. Les enjeux sont suffisamment palpables pour que l’administration américaine, ait commandé (en 2002) à cinquante chercheurs un rapport particulièrement favorable (co-rédigé par Newt Gingrich, ancien speaker républicain à la Chambre des représentants), sur l’amélioration des performances humaines. Bref, programmes de recherche, mécénat des milliardaires du Web, création d’universités spécialisées, activation de groupes d’adeptes et sympathies au sommet donnent à ces allures de science-fiction les « moyens de moyenner ». Tout ne se réalisera assurément pas, mais on ne trouvera que du côté où l’on cherchera.

Le projet n’en comporte pas moins quelques contrariétés colossales. Rapporté à la concurrence pour l’emploi, ne serait-on pas confronté à une obligation implicite de « suivre le rythme » de l’amélioration de soi ? Qu’en serait-il de cette partie de l’humanité qui n’aurait pas les moyens, ou le désir, de jouer la partition du « trans » ? Quelle serait la nature du régime politique susceptible d’héberger la cohabitation inégalitaire entre les « augmentés » et la masse ordinaire ? Quid de l’idée d’une dignité humaine universelle, d’une commune humanité, avec l’apparition de tranches technologiques supérieures de l’humanité ?

Les transhumanistes déclarés sont assurément les plus désinhibés du cheptel de nos préparateurs en technologisation du futur. Un peu comme une cerise d’étrangeté hallucinante sur le gâteau technophile dont tout le monde se goinfre aujourd’hui. Mais, entre les robots (militaires) tueurs autonomes, ceux qui commencent à cohabiter avec nos vieux[2. Passion japonaise d’autant plus acharnée que fabriquer des robots évite de faire appel à une main d’œuvre immigrée.], qui tiennent la main à notre progéniture, pour lesquels on revendique dès à présent des « droits », qui écrasent le travail ouvrier, qui supprimeront les pilotes humains des voitures, camions…, qui investissent en bourse par voie d’intelligence artificielle, et même, à un autre niveau, qui remplacent le libraire, comme l’Expresso Book Machine de la nouvelle boutique des PUF[3. L’aimable machine vous imprime l’ouvrage demandé pendant que vous ingurgitez votre expresso. What else ?]… le peuplement du moindre recoin humain par la machine est en bonne voie. Le tout sans prise, sans délibération collective sur ce qui s’apparente à une colonisation, tout en douceur. Mécanique. Pour le plus grand profit d’entreprises-empires à la Google dont le monopole va croissant. De quoi devenir « robot-phobe » !

Il ne faut pas nécessairement regretter le passé, mais il n’est vraiment pas certain que l’avenir ne sera pas regrettable.



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Philosophe et politiste de formation, Thierry Blin est maître de conférences en sociologie (université Montpellier III). Il est l'auteur de L'invention des sans-papiers. Essai sur la démocratie à l'épreuve du faible (PUF, septembre 2010).

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