Non sans audace, le chorégraphe Jean-Christophe Maillot transfère le mélodrame du palais indien d’un radjah à un studio de danse européen, en le rebaptisant Ma Bayadère.
La bayadère ! Longtemps la figure de la danseuse sacrée des temples de l’hindouisme aura hanté l’imaginaire des romantiques et des post romantiques : de Théophile Gautier et Victor Hugo à Pierre Loti, Anatole France ou Jules Verne, en passant par Lucien et Marius Petipa ou en remontant jusqu’aux grands voyageurs qui, dès le XVIIe siècle, découvrirent émerveillés les devadâsî lors des solennités se déroulant dans les lieux de culte des Indes orientales.
Aujourd’hui, c’est avant tout le ballet de Marius Petipa, La Bayadère, créé en 1877 à Saint-Pétersbourg sur des compositions de Léon Minkus, qui entretient le mythe. Et au cœur de ce mélodrame, c’est le fascinant Grand pas des Ombres qui en est l’acmé : ce défilé mythique, mystique et solennel est l’une des plus belles et des plus impressionnantes inventions du grand ballet académique, dont on dit qu’elle aurait été inspirée à Petipa par une illustration de Gustave Doré pour La Divine Comédie.
Au sein des palais de Golconde
Bayadère, balhadera, balhadeira ou bailadeira : la devadâsî des Indiens est l’héroïne du drame dansé de Petipa. Au sein des palais et des temples de Golconde, la danseuse Nikiya se trouve engluée dans un imbroglio qui la dépasse, mais qu’elle va savoir sublimer au moment de mourir. Amoureuse ardente et aimée en retour d’un beau guerrier, Solor, elle se voit condamnée à devenir le rivale de Gamzatti, la fille du radjah de Golconde que ce dernier veut donner pour épouse à Solor qui n’en veut pas, mais doit bien s’incliner. Et pour comble de malheur, le grand-prêtre local est lui aussi amoureux d’elle, Nikiya, ce qui ne va certainement pas simplifier les choses.
A lire aussi : Colette Cléo
Inévitablement, celle-ci court le risque de finir vieille fille, d’autant qu’elle est vierge consacrée et normalement vouée à la chasteté. Mais si l’ignoble radjah, qui sait tout des amours de la rivale de sa fille, l’oblige à danser pour célébrer l’union de la princesse avec Solor, c’est aussi pour faire perfidement parvenir à Nikiya une corbeille de fleurs dans laquelle s’est lové un serpent des plus venimeux. Piquée à la gorge et sachant le mariage de son aimé inéluctable, Nikiya refuse tout contrepoison pour se sauver. Elle se laisse mourir non sans maudire ses assassins. Lesquels, par un juste retour des choses, seront impitoyablement aplatis dans le temple qui s’écroule au moment des noces, vengeant ainsi la mort de l’innocente.
Un incroyable laboratoire humain
A la tête des Ballets de Monte Carlo depuis plus de trente ans, le chorégraphe Jean-Christophe Maillot s’est saisi du thème, mais en le transposant dans le contexte d’une compagnie de danse. La sienne, qui a vu défiler des générations de danseurs, ne connaît rien sans doute des perfidies d’une cour orientale. Et lui-même n’a rien d’un autocrate sanguinaire. Cependant une troupe aussi nombreuse constitue un monde relativement clos d’où peuvent naître des passions exacerbées. « C’est un incroyable laboratoire humain », souligne à juste titre le chorégraphe lors d’un entretien publié par Le Monde.
Dans Ma Bayadère, Rajah, chorégraphe et directeur de compagnie – suivez mon regard – entreprend avec sa nombreuse troupe de remonter le ballet de Petipa. Il est flanqué d’un assistant, Brahma, qui relaie ici le grand-prêtre néfaste de La Bayadère. La danseuse étoile Gamza se découvre rivale d’une débutante pleine de promesses, Niki, l’une et l’autre étant éprises de Solo, le bien nommé. Lequel Solo, manifestant une lâcheté et une duplicité toute masculines, flirte aussi bien avec l’une qu’avec l’autre. Tout cela finira fort mal dans un accident de plateau au cours duquel, folle de jalousie, Niki trouvera la mort.
La règle implacable des duos amoureux
Repenser, réinventer un livret est chose infiniment complexe. Et ce dernier, réécrit pour les besoins d’une histoire transposée d’une principauté indienne à un studio de danse occidental, apparaît un peu confus ou plus exactement un peu difficile à déchiffrer dans sa représentation scénique. Cependant, portée par la partition de Minkus comme par des insertions musicales réussies du propre frère du chorégraphe, Bertrand Maillot, la mise en scène, ingénieuse, enlevée, trépidante même, est mue par une dynamique que sert à merveille la cinquantaine de danseurs des Ballets de Monte Carlo. Lesquels, où qu’on les conduise, forment immanquablement un troupe d’une qualité exceptionnelle. Toute la première partie de Ma Bayadère est ainsi emportée dans un rythme soutenu, au cours de scènes pleines de vie et de naturel qui sont celles du quotidien des danseurs, mais où s’infiltre tout de même la violence d’une rivalité entre artistes et entre amants. Et plus que son aspect dansé peut-être, c’est sa dimension théâtrale qui séduit. Ce qui n’empêche pas une écriture chorégraphique soignée, parfois surprenante… même si les duos amoureux n’obéissent que trop à la règle implacable des duos amoureux.
Des rêves de « baba cool »
Ainsi que dans le livret original, la seconde partie du ballet est transportée dans un monde de songes générés par des substances illicites. Et tout comme Solor après la mort de Nikiya, Solo rêve à son tour après la mort de Niki. Honteux et confus pour cause de lâcheté, il rêve d’un monde meilleur d’où toute tension, toute jalousie seraient bannies, où l’on vivrait en parfaite harmonie. Il imagine même Niki copinant avec Gamza, espérant peut-être, dans son délire de séducteur de gare, pouvoir profiter et de l’une et de l’autre sans avoir à choisir. Autour d’eux, dit le livret, « la compagnie vit un bonheur parfait et se lance dans une grande farandole ».
A lire aussi : Letizia Bonaparte, mater regum
Hélas, ces rêveries de danseurs « baba cool » des années 1960- 1970, comme Jean Christophe Maillot a dû en côtoyer du temps qu’il était engagé au sein du Ballet de Hambourg, ces rêveries et ces farandoles ne constituent pas un argument suffisamment charpenté, propre à engendrer une chorégraphie éloquente. Errant sur ces songes inconsistants, l’écriture du chorégraphe s‘enlise lentement dans un académisme insipide, très surprenant chez un artiste qui a su produire des ouvrages autrement plus beaux et vigoureux, et qui apparaît ici comme la victime d’ un évident manque d’inspiration qui le conduit à se renier lui-même.
Une audacieuse version du Pas des Ombres
Toutefois, ce second volet de Ma Bayadère offre en son début un impressionnant tableau. Parce qu’il était impensable de ne pas répondre à la bien aimable partition de Minkus, à ce Grand pas des Ombres où Petipa fait défiler 32 ballerines revêtues de blanches vapeurs dans une suite ensorcelée d’arabesques cent fois répétées, Jean-Christophe Maillot en a composé une version audacieuse en le fragmentant en trois flots de danseurs glissant sans bruit vers le sol du haut de praticables aux formes aigües qui font penser au Cervin, en Suisse, dans le canton du Valais. Ce n’est en soi pas aussi saisissant que l’est la version originale, mais c’est remarquablement bien trouvé et joliment efficace, même si la sécheresse du décor n’en favorise guère la magie.
Une chorégraphie peut toujours être remaniée. Celle-ci aurait tout à y gagner. Mais cette frilosité d’écriture semble-t-il assumée n’a surtout pas effarouché le public du Forum Grimadi à Monte Carlo. Un académisme rassurant n’est pas pour lui déplaire. Et il a réservé un accueil triomphal au ballet, avec son inévitable cohorte d’imbéciles qui, selon la mode nouvelle, se lèvent ostensiblement aussitôt l’ouvrage achevé pour afficher haut et fort leur enthousiasme et signifier à tout un chacun une approbation qu’on ne leur demande pas. Le directeur des Ballets de Monte Carlo est bien trop intelligent et trop lucide pour être dupe d’un succès si démonstratif, lequel récompense cependant une cinquantaine de danseurs talentueux pleinement engagés dans leurs rôles.
Ma Bayadère par les Ballets de Monte Carlo. Forum Grimaldi de Monte Carlo. Jusqu’au 4 janvier 2026.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

