Accueil Société Souvenirs de chantier

Souvenirs de chantier


Souvenirs de chantier

Je n’ai pas oublié l’été 1980, celui de mes 16 ans, celui de mon premier boulot. Contraint de rembourser les dommages causés par des conneries d’adolescent, j’ai découvert au mois d’août le monde du travail. À l’époque, plutôt crever que demander un coup de piston pour me retrouver dans un bureau à faire un job de gonzesse, j’achetais France Soir tôt le matin ; pour les petites annonces.

Une offre d’emploi m’avait mené jusqu’à une agence d’intérim qui m’avait envoyé sur un chantier à La Défense. La mission : étaler du goudron dans des parkings souterrains. J’y rejoignais une équipe d’une dizaine d’hommes, le patron et son fils aux volants des machines et les autres avec à la main des outils pour l’étalage.

Je pris une pelle et appris en 10 secondes le geste qui allait m’occuper huit heures par jours, cinq jours par semaine. Avec les patrons, j’étais le troisième Français de l’équipe, les autres ouvriers étaient algériens ou africains.

La communication n’était pas mon point fort, mais j’ai tout gardé du peu de nos échanges. Une poignée de main matin et soir, la tendresse de leurs regards pour le petit Français, l’humilité de leurs attitudes. Le bruit des machines et l’ardeur de la tâche interdisait toute conversation et mon sandwich du midi, je le prenais seul.

Cet été-là, c’était ramadan. A l’heure du déjeuner, je les voyais s’allonger sur les sacs de ciment, un bras replié sur le visage, prenant un peu de repos quand je reprenais des forces. Toute la journée, malgré la chaleur d’août et du goudron liquide, je ne les voyais pas boire. Sans dire un mot, jour après jour, ils travaillaient dans ces immeubles de bureaux à la construction de parkings où ils ne gareraient jamais leurs voitures.

J’ai terminé ce chantier sans rien savoir de ces hommes. Leurs vies, je les ai imaginées. Des logements modestes et des familles à nourrir devaient engloutir leurs salaires, ne leur laissant que des vêtements humbles.

J’ai appris par ces ouvriers ce qu’était le courage, celui d’une routine harassante qui ne vous laisse que le sentiment du devoir accompli et le corps exténué. J’ai compris par ces travailleurs immigrés la dignité de la classe ouvrière.

Par leur travail et pour leur peine, leurs enfants sont devenus français, certains sont devenus médecins, avocats, enseignants ou bibliothécaires. Je suis sûr que ceux qui, en costume, empruntent les ascenseurs des tours sous lesquelles leurs pères ont travaillé, doivent emplir ceux-ci de fierté.

J’ignore en revanche ce qu’ils ressentent en voyant dans les rues des villes de France, certains de leurs enfants ou petits-enfants, hommes barbus en djellaba ou femmes dissimulées sous des niqabs.

Je l’ignore, mais je me souviens d’autre chose.

Ma grand-mère, Lucienne Mesguich, avait fui sa petite ville natale de Miliana en Algérie et la pesanteur des traditions familiales chez les juifs religieux pour devenir à Alger une jeune femme libre et apprendre le métier de couturière qui lui donnerait l’indépendance. Trente ans plus tard, en 1962, elle quittait Alger pour Paris et son éblouissement pour la culture française ne la quitta jamais.

Je garde le souvenir de ces musées dans lesquels elle me trainait à un âge où le tombeau de l’Empereur et les toiles du Louvre me passaient au-dessus de la tête. Enfin, je le croyais. Je garde également le souvenir de ses réactions quand elle croisait ces juifs orthodoxes, ces hommes qui fuyaient son regard, ces femmes aux chevelures cachées, issus d’un peuple qui avait mis des millénaires pour sortir des ghettos et qui semblaient vouloir y retourner avec ferveur et empressement : je me souviens de son sentiment d’incompréhension, de sa colère.

Il m’arrive de penser que mes compagnons de travail d’un été partagent ce sentiment.

Septembre 2009 · N°15

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Sans modération
Article suivant Faut-il autoriser le non-port du burkini ?
Cyril Bennasar, anarcho-réactionnaire, est menuisier. Il est également écrivain. Son dernier livre est sorti en février 2021 : "L'arnaque antiraciste expliquée à ma soeur, réponse à Rokhaya Diallo" aux Éditions Mordicus.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération