Dick Annegarn est de retour


Dick Annegarn est de retour

dick annegarn va

Dans un bistrot il y a quelques jours, attablé devant un verre, je me demandais comment débuter ce papier. Quand soudain un groupe d’hommes et de femmes causant affaire ou politique, ou plutôt affaire et politique, s’installant près de moi, m’en donne l’occasion. « Il faut préparer notre voyage à Bruxelles », dit l’un. « Ma belle », rétorque son voisin. Bruxelles, ma belle… Bien que cela n’a pas suffit à me rendre cette bande de lobbyistes sympathique, je lui suis reconnaissant de m’avoir trouvé une attaque. Que la chanson la plus connue de Dick Annegarn jaillisse subitement d’entre leurs petits calculs et manœuvres douteuses démontre qu’elle est devenue un classique qu’on fredonne un peu distrait sans connaître le nom de l’auteur. Evidemment chacun, après avoir gloussé à cette saillie chansonnière, se remit au travail promptement et tout rentra dans l’ordre. Bruxelles ne fut plus dans Bruxelles.

Mais on y revient toujours, à Bruxelles, Dick Annegarn le premier. Dans Vélo va, son nouvel album, la chanson d’ouverture, L’Oracle, est un clin d’œil, inconscient peut-être, à ses débuts : « Tout abandonner n’est pas du tout facile. Même si d’autres s’y sont frotté avant toi .» En 1978, âgé de 26 ans, exténué par un début de carrière flamboyant – cinq disques en quatre ans, un Olympia, un Théâtre de la ville, des tournées à n’en plus finir – il rompt avec le show bizz, préférant se frotter à la vraie vie, à la vie rugueuse. Epicier sur une péniche en banlieue parisienne il continuera à forger des chansons et autoproduira trois de ses plus beaux disques – Frères ?, Ullegarra, Chansons fleuves (réédités chez Tôt ou tard). Dans La Chanson du vieux chanteur (1984), plus que jamais lucide sur le business il chante sur une musique en suspens : «  Un jour j’étais beau, une belle putain…J’étais aimé, acidulé. J’étais surtout un naïf fou. » Trente ans après, dans le refrain de L’Oracle, comment ne pas penser aux vaillants petits soldats de la chanson, à tous ceux à qui on fait passer les sunlights pour le soleil, comment ne pas penser à ces combattants « d’une guerre toujours à faire » de Bruxelles quand il évoque ce soldat qui prône l’armistice. Encore Bruxelles…

Car c’est toujours elle que le public réclame, encore elle, entre des dizaines d’autres, qu’il faut reprendre sur scène. Dick, qui refusait un temps de l’interpréter, qui l’a même congédiée de son répertoire, a fini par la remettre sur le métier. Un métier qu’il pratique depuis quarante ans maintenant. Grâce à Bruxelles il est citoyen d’honneur de la capitale de la Belgique alors que sa chanson parle moins de Bruxelles que de mélancolie, de solitude, de désarroi, de ce sentiment indicible – un malaise, un blues – qu’il est le seul à exprimer ainsi dans la chanson française dont il est un éternel étranger. Comme El Desdichado, fameux poème de Gérard de Nerval, Annegarn est le ténébreux, le veuf, l’inconsolé. Sa guitare constellée porte le soleil noir de la Mélancolie.

Dick Annegarn est un accident. On désigne ainsi un enfant non désiré. Dick st l’enfant non désiré de la chanson française. Elle était tranquille, elle était peinarde, la chanson française, la variété à droite, la rive gauche sur l’autre bord, quand il débarque à Paris en 1972 de sa Belgique adoptive. Il passe par hasard, en attendant de reprendre des études d’ingénieur agronome. Pas destiné à devenir chanteur, pas destiné à faire carrière. Un dadais encombré d’un grand corps dont la voix de bluesman et la syntaxe approximative hérisse déjà le vieux fond d’académisme qui sommeille en chaque Français. Ce peuple se targue d’aimer la chanson. En vérité il n’aime que les mots, le vers bien troussé. La littérature. Seule l’inoubliable Denise Glaser dans son émission Discorama lui confiera devant des millions de téléspectateurs : « J’ai l’impression de vous connaître depuis toujours. » La classe. Mireille, la cheftaine du conservatoire de la chanson, prend de haut ce géant, lui apprend à bien articuler en lui plaçant, tel un comédien, un crayon dans la bouche. Pour cette lilliputienne moqueuse c’est un sauvage qu’il faut éduquer. Sa voix c’est de la bouillie, son répertoire est inepte. Dick ne chante que des reprises du genre The House of the rising sun, un bordel que Johnny a transformé en pénitencier. C’est de là que vient Dick, du blues. Dans Folk talk, son précédent disque sorti en 2011, il reprend des standards qu’il a eu maintes fois l’occasion de jouer au Centre américain, lieu que fréquentent Geneviève Paris, Bill Deraime et Maxime Le Forestier au début des années 70.

C’est l’époque où Le Forestier vient de sortir un premier disque, produit par Jacques Bedos (l’oncle de Guy). Son Bruxelles à lui c’est San Francisco. Chez Polydor, on n’y croit pas à cet album produit par un franc-tireur. En pleine réunion, le patron montre la pochette du 33 tours du barbu à l’ensemble du staff : « C’est une jolie pochette, monsieur Bedos, dommage qu’elle soit vide. » Pourtant, Maxime Le Forestier c’est de la belle chanson, faite au tour, à l’ancienne, un peu dans l’air du temps, certes, mais née quelque part. Alors que Dick est un métèque, un barbare nordique qui vient d’un pays gagné sur l’eau, qu’on persiste à appeler la Hollande, élevé dans cette Belgique si facilement moquée depuis Baudelaire. Où va-t-il ? Ni de là, ni d’ailleurs, en transit, en partance, cabotinant sur quelque cote, trafiquant déjà dans quelque Aden.

Dans le bureau de Bedos  Dick bluffe. Il a vingt et un ans, il veut un disque tout de suite ou bien il retourne à Bruxelles. Il a même son billet de train dans la poche. C’est faux. Bedos est convaincu. Il a devant lui un chanteur comme on en entend peu. Il va le faire, ce disque. Sans budget ! Il piquera des sons dans l’enregistrement du Moustaki en cours ! Il bidouillera. Où il posera juste le micro devant la bouche et la guitare de Dick. Un univers s’ouvre. On découvre un jardin extraordinaire où il est question d’un géranium qui sent la terre, d’un grand dîner où les amis ne sont jamais à l’heure, d’un bébé éléphant égaré sans carte d’identité, d’un veuf qui attend, d’une institutrice qui est morte ce matin. De la terre, de la solitude et du sang. Mais on ne veut pas savoir, on ne veut pas fouiller dans ces chansons à double-fond qui disent plus que ce qu’elles disent, de ces chansons troubles qui prédisent le début de la fin. «Voyez ce que je veux dire, voyez peut-être pas. Ce que je veux dire je ne le dirai pas. »

Un morceau pose problème à Jacques Bedos. Il ne marche pas s’il est seulement accompagné à la guitare. Le producteur charge l’arrangeur Jean Musy de trouver le sel. Il pressent que cette chanson dont il ne reste qu’à trouver la formule est une clé. Dick ne sait rien. Il n’est jamais entré en studio. On lui pose un casque sur les oreilles. Il entend l’intro de Bruxelles comme il ne l’a jamais entendu. Il chante. Depuis quarante ans on entend Bruxelles comme elle a été enregistrée, née de l’émotion de la première prise.

Depuis quarante ans, elle nous invite à prendre la dérive.

Vélo va, Dick Annegarn (Tôt ou tard)

*Photo : SADAKA EDMOND/SIPA. 00624796_000017.



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