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Éducation: «Je propose d’essayer la liberté, juste pour voir»

Entretien avec Lisa Kamen-Hirsig


Éducation: «Je propose d’essayer la liberté, juste pour voir»
Lisa Kamen-Hersig © Hannah Assouline

Au rayon des livres de profs bougons, La Grande Garderie (Albin Michel), le nouvel essai de Lisa Kamen-Hirsig détonne par ses prises de position libérales. Elle déplore des programmes empreints de sociologisme, d’écologisme et de féminisme. Elle observe que, plus l’école est égalitariste, plus elle est inégalitaire.


Malgré une fausse légende, les enseignants affolés par la baisse du niveau ne sont pas si rares en France. Anciens chevènementistes pour la plupart, associant l’autorité du maître à celle de l’État, ils rêvent le plus souvent d’un ministre à l’ancienne, qui aurait enfin de la poigne. Lisa Kamen-Hirsig, elle, prône au contraire une sortie de crise par le bas. Dans La Grande Garderie (Albin Michel) elle plaide pour la déculpabilisation de l’école privée et la décentralisation de l’Éducation nationale. Rencontre avec une militante de ce que l’on appelait il y a encore quarante ans l’« école libre ».

La Grande Garderie

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Causeur. Les rayons des librairies abritent un nouveau genre en soi : les livres sur l’effondrement de l’Éducation nationale. En quoi le vôtre se distingue-t-il ?

Lisa Kamen-Hirsig. Peu de ces ouvrages sont écrits par des professeurs d’école primaire. Il y a l’excellent Journal d’une institutrice clandestine de Rachel Boutonnet, mais il a déjà vingt-cinq ans. Par ailleurs, j’ai écrit cet essai pour défendre la liberté scolaire, ce que ne font pas la plupart de mes collègues très attachés à leur statut. En quoi, contrairement à ce que prétend Emmanuel Macron, l’école relèverait-elle du domaine régalien ? Pourquoi l’État exerce-t-il un monopole sur l’éducation des petits Français ? Par des anecdotes et des exemples tirés de ma pratique, j’essaie de montrer que la liberté est la meilleure solution à la crise que traverse notre système scolaire.

Vous montrez une école républicaine imprégnée de sociologisme, repentante sur tout sauf peut-être sur les crimes de la Révolution. Peut-on vraiment lui en vouloir d’être mal à l’aise avec les turpitudes historiques qui ont en fin de compte rendu possible son existence ?

Je n’en veux à personne : je déplore qu’on informe à moitié et que, ce faisant, on oublie des événements, des courants de pensée, des idéologies qui portaient en germe les déviances gauchistes d’aujourd’hui, en particulier cette idée qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, si j’ose dire, ou plus classiquement qu’il n’est pas bien grave de détruire ou de tuer si c’est dans le but d’instaurer le « bien commun ». Les révolutionnaires prétendent toujours faire le bien des gens même contre leur gré. Il faut le dire aux enfants. La révolution porte en elle la violence, la haine et l’outrance, même lorsqu’elle part d’une révolte légitime et d’une bonne intention.

Vous évoquez plusieurs lubies asphyxiantes dans les programmes et les instructions officielles : le féminisme, l’écologisme, la religion numérique. Il est vrai qu’en fréquentant l’institut de formation des maîtres, il y a déjà bien longtemps, j’en étais venu à me demander si les formateurs n’étaient pas directement rétribués par Apple et Microsoft pour faire la promotion du tout-numérique auprès des futurs profs. Cependant, le numérique dans les classes n’est-il pas un moyen de donner accès aux milieux défavorisés à l’informatique ?

Les milieux dits modestes revendiquent à juste titre le droit de recevoir une éducation de qualité. Les « compétences numériques » qu’on leur inculque aujourd’hui seront très vite périmées alors que la culture classique, par essence, est beaucoup plus pérenne. La Ville de Cannes a mis en place des cours de grec et latin en périscolaire, pour les tout-petits et les écoliers du primaire : ces cours ont un succès fou, et surtout dans les milieux populaires. Ce que l’école ne donne pas, les parents des milieux aisés et ceux qui ont le temps le donnent à la maison et c’est ainsi que les inégalités s’amplifient. Le temps scolaire est limité : chaque minute d’informatique n’est pas une minute consacrée à étudier sa langue ou les mathématiques. Par ailleurs, c’est mentir aux enfants que de leur laisser croire que tout est sur internet : ils pensent ensuite que la mémorisation n’est pas nécessaire, alors qu’on sait qu’elle structure et développe les capacités cérébrales. La France a cédé à la fièvre numérique dans les années 2010. Elle a suivi la mode. Aujourd’hui, de nombreux pays retirent ces équipements des écoles et on sait qu’ils n’ont jamais été utilisés dans les établissements de la Silicon Valley où leurs inventeurs scolarisent leur progéniture. Ouvrons les yeux : le numérique est loin d’être un remède miracle. À la rigueur, s’il y a une compétence numérique à enseigner, c’est le codage, mais ce n’est pas cela que prévoient les programmes…

Vous évoquez des classes qui se griment une année entière aux couleurs de l’univers d’Harry Potter. On peut en effet se demander s’il n’est pas possible de puiser dans d’autres sources, plus classiques, de la littérature française et européenne, et si, au bout d’un an, les élèves ne peuvent pas se lasser de ces histoires de potion magique à la bave de crapaud. N’est-ce pas dû aussi au rétrécissement des références des nouvelles générations d’enseignants ?

Si bien sûr: la rééducation nationale est déjà ancienne, elle date des années 1960-1970. Le recrutement des profs s’est démocratisé en même temps que la massification de l’éducation. On donne le concours à des adultes qui parfois maîtrisent très approximativement les savoirs qu’ils sont supposés enseigner, d’autant que les formations sont essentiellement consacrées à la pédagogie et non à la maîtrise des disciplines et de leurs didactiques propres. Dans un article paru sur le site de L’Étudiant en 2022, Arnaud Dubois, co-responsable du parcours de préparation au concours de professeur des écoles à l’université de Rouen confiait : « Nous n’avons pas choisi les élèves avec les meilleures notes, car ils auront une place ailleurs. » C’est donc un parti pris : vos enfants ne méritent pas les meilleurs. Une fois de plus, tout le système est orienté vers la correction de supposées injustices : les élèves moyens ont le droit d’enseigner euxaussi, il ne faut pas les discriminer. Tant pis si les résultats sont catastrophiques.

L’école privée catholique Saint-Vincent-de-Paul, à Nice, 11 septembre 2023 : le port de l’uniforme est imposé aux élèves de la maternelle à la primaire. Photo: SYSPEO/SIPA

Vous dépeignez un système beaucoup moins inquiet d’inculquer des connaissances que de lutter contre les inégalités et de pousser les têtes blondes à s’engager pour une cause. L’école de la République, qui a lutté un bon siècle contre les bondieuseries, est-elle désormais tout acquise aux bourdieuseries ?

Oui, elle est la proie d’une sorte de bigoterie républicaine : l’égalitarisme, l’écologisme, le féminisme, le culte de la laïcité y règnent sans partage. Mais cela ne date pas de Bourdieu, la IIIe République rêvait déjà de fabriquer des petits républicains, donc de gommer les différences, les particularismes, d’uniformiser la pensée. Ferdinand Buisson, fameux pédagogue du xixe siècle, dont la double ambition était de retirer à l’Église tout rôle dans l’école tout en instaurant une religion de l’humanité, un catéchisme républicain, est encore la référence de nos hommes politiques : Emmanuel Macron le cite régulièrement.

Chez Frédéric Taddeï, le 3 septembre, sur CNews, Jean-Paul Brighelli (qui sévit également dans nos colonnes) a déclaré : « Si l’école est si inégalitaire, c’est parce qu’on l’a voulue ainsi. C’est le protocole de Lisbonne, en 1999-2000, ils ont voulu qu’il y ait 10 % d’élèves qui remplacent les cadres actuels et qui sont en général d’ailleurs les enfants des cadres actuels (on est dans la reproduction bourdieusienne au carré) ; et 90 % d’élèves auxquels on donnera le minimum nécessaire pour commander des pizzas sur Uber Eats. » Partageriez-vous ce point de vue angoissant ?

Qui est ce « ils » ? Des ministres à la solde du grand capital ? Au contraire, l’école française n’a rien de libéral : elle fait l’apologie du métier de fonctionnaire, de la centralisation et se méfie de l’entreprise – combien de professeurs connaissent vraiment le monde de l’entreprise ? L’enseignement de l’économie est très orienté : il suffit de feuilleter quelques manuels pour voir à quel point on rabâche les mêmes vieilles antiennes : le capitalisme et le risque sont diabolisés, la vie y est présentée comme une lutte sans merci entre dominants prêts à tout pour maintenir leur position et dominés évincés du jeu dès la naissance, la mondialisation serait nocive par nature. Dans les années 2000, plusieurs rapports parlementaires ont relevé cette lecture marxiste de l’économie, mais rien n’a vraiment changé.

Nous vivons dans une société de consommation et nous devrions nous en féliciter : les biens sont disponibles en grand nombre, nous ne mourons plus de faim et Jean-Paul Brighelli vend ses livres comme des petits pains. Cette idée que les libéraux complotent pour rendre les élèves idiots et en faire des consommateurs disciplinés relève de la paranoïa : le libéralisme prône la liberté, la responsabilité des individus et non leur asservissement à quelque force ou idéologie que ce soit. Jean-Paul Brighelli est jacobin et pense que l’État doit reprendre en main l’école pour revoir les programmes et les recentrer sur les fondamentaux. Mais l’État ne cesse de clamer qu’il va le faire ! Emmanuel Macron a même déclaré que l’éducation relevait du domaine présidentiel(et qu’on allait voir c’qu’on allait voir !) Pour l’instant, c’est un échec. Je propose d’essayer la liberté, juste pour voir. Et celle-ci ne peut être effective que si l’on rend le choix financier aux parents de scolariser leurs enfants où ils le souhaitent, dans le public ou dans le privé.

À ce sujet, vous citez ce directeur d’école, en Picardie, qui a récupéré un vieux château en ruineet des élèves en perdition, pour créer un établissement hors contrat et en dehors de la matrice officielle. Quand on parle d’école hors contrat, on pense secte. Comment s’assurer que cette solution n’est pas un coup de pouce fait à tous les fondamentalistes ?

Il existe des moyens de contrôler ces écoles et leur respect de la sécurité et de l’ordre publics : nous avons des cohortes d’inspecteurs qui perdent parfois leur temps à vérifier que les enseignants utilisent bien leur tableau numérique interactif : ils pourraient tout à fait contrôler l’absence de discours tendancieux – je pense évidemment à l’islamisme radical – en même temps que le respect des objectifs à atteindre. Le lycée Averroès, grand lycée musulman du nord de la France, a été épinglé pour sa gestion par la Cour des comptes, ainsi que pour prosélytisme. Pourtant c’est un lycée sous contrat avec l’État. Il n’accepte de scolariser que des musulmans. Xavier Bertrand a voulu lui retirer les subventions de la région, mais il a été condamné par la justice à les verser malgré tout. Que l’État balaie devant sa porte.

Vous écrivez (à propos de l’écologie) : « Impossible d’y échapper sauf si par bonheur le ministère est confié à quelqu’un de compétent. » On se demande si ces lignes ont été écrites avant ou après juillet dernier. Gabriel Attal ne vous a-t-il pas agréablement surpris ? On revient de loin, vous ne trouvez pas ?

Je ne peux présager de rien. Gabriel Attal a fait l’unanimité en interdisant l’abaya et en évoquant l’uniforme. Je ne l’ai pas encore entendu s’exprimer sur la « verdisation » des savoirs, selon l’expression d’Élisabeth Borne, qui souhaite instaurer un brevet d’écologie en fin de troisième. Ira-t-il contre sa Première ministre ? Osera-t-il revenir sur le lyssenkisme qui a saisi l’école depuis une vingtaine d’années ? Je le souhaite évidemment, mais je ne vois aucun signe en ce sens pour le moment.

Octobre 2023 – Causeur #116

Article extrait du Magazine Causeur




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