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A la recherche du temps de la gastronomie

Le Paris culinaire est à la fois multiple, divers, identitaire et universaliste


A la recherche du temps de la gastronomie
Le Festival de gastronomie française, Paris 04/06/2014 NICOLAS MESSYASZ/SIPA 00685236_000019

Patrick Rambourg nous offre une nouvelle histoire de l’art culinaire parisien qui remonte au XIVe siècle. Selon lui, à notre époque de fooding, de fast food et de food trucks, Paris n’a rien perdu de son éclat en matière de gastronomie.


Sous l’égide du Centre des monuments nationaux, la salle des Gens d’armes de la Conciergerie accueillait jusqu’à la mi-juillet l’exposition « Paris, capitale de la gastronomie, du Moyen-Age à nos jours ». Rétrospective bien décevante, comme le sont souvent ces parcours sommaires, grevés de fac-similés, à la scénographie sans goût. Triviale dans son propos, racoleuse dans sa forme, touristique dans sa visée, la manifestation ne remplissait nullement son office, sinon celui de faire du chiffre.  De fait, l’appel de l’estomac servant d’aiguillon à la curiosité, le badaud était venu en nombre, voire en tribus, se rassasier l’œil, sinon la panse. Quant à l’esthète minoritaire légitimement assoiffé de s’abreuver à ce sujet proprement inépuisable, il se surprit à ne pouvoir pas même consoler sa diète en se sustentant par la lecture du catalogue, – car de catalogue, point !

Autant dire que le copieux ouvrage de Patrick Rambourg (400 pages en tout, dont 120 dévorées par les notes et la bibliographie, tout de même !), à présent publié sous les auspices de la maison Perrin, vient satisfaire une fringale mal rassasiée cet été sous les augustes pierres de cet ancien réfectoire de l’époque médiévale, indument revisité à l’enseigne de la gastronomie. Presque homonyme, le titre du livre illustre d’emblée le caractère centripète de la capitale française, dès longtemps, en matière de bouche. Objectant à « l’idée fausse qui voudrait qu’il n’y ait pas de lieux où se restaurer, ni établissements de qualité, avant l’apparition du restaurant dans la seconde partie du XVIIIe siècle », l’auteur a soin de faire remonter la généalogie des métiers et des services de bouche jusqu’à l’aube des années 1300, temps où Paris ne compte déjà pas moins de 200 000 âmes. Croisant chronologie et approches thématiques, Rambourg explore ainsi goulument les lointains ressorts d’une excellence dès l’abord singulière à l’échelle du Vieux continent, avant que ne se diffuse son aura sur le globe entier, sous l’étendard de la « cuisine française ».

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On n’en finirait pas de puiser à la louche dans les ingrédients variés que cette recherche érudite porte à l’écuelle du lecteur. Plutôt qu’en égrener ici les chapitres (depuis « Se restaurer dans la capitale du royaume » jusqu’aux « Cuisines de Paris », en passant par « La renommée du restaurant parisien », etc.) l’on se contentera de vous ouvrir l’appétit par quelques pièces de choix glanées au fil du récit. On y apprend, par exemple, la différence entre un « pain de chapitre » et un « pain mollet » – le plus délicat, celui-ci.  Ou encore, que la cuisine de rue est déjà totalement intégrée au paysage urbain à l’époque de Saint-Louis, laquelle apprécie « la fumée d’un rôt », en particulier rue de la Huchette, connue pour ses « rôtisseries odorantes », ses « belles hôtelleries » et ses « bonnes tavernes » ; que, « sur l’île de la Cité, la rue de la Juiverie », axe central, « concentre quantité de boutiques de bouche et de lieux de restaurations » dès le XIVe siècle. Un registre fiscal de 1313 « recense plus de cinq cents taverniers et près d’une centaine d’aubergistes », nous dit-on.   Vous saurez aussi que « la pratique de manger hors de chez soi est courante à Paris à l’aube de la Renaissance » ;  que Villon, le poète, fréquente La Pomme de Pin, évoquée par Rabelais dans Pantagruel ; que le « queux » ( le cuisinier) est alors un personnage en vue ; que déjà « les effectifs des cuisines de la cour de France dépassent largement ceux des autres cours princières » à l’époque des papes d’Avignon ;  que « le palais de la Cité restera longtemps le lieu des festins des grandes cérémonies royales »… Exemples entre mille.

Lors d’un dîner de 16 convives donné par monseigneur de Lagny, « au moment du rôt, on présente du marsouin en sauce, des maquereaux, des soles, des brèmes, des aloses à la sauce cameline [ à base de cannelle] ou au verjus » et « du riz parsemé d’amandes grillées ».  Chez Catherine de Médicis, parmi les nombreux plats, il y a de la dinde, « un volatile américain fraîchement arrivé en Europe ».  De l’Ancien Régime au Premier Empire, Paris est unanimement perçue comme « la plus policée de toutes les villes de la terre », ainsi qu’en témoigne François Colleret en 1689, cité par l’auteur. Friands d’alouettes, selon Jean Bruyérin-Champier en 1560, les Parisiens « les font rôtir en brochettes de six ou douze, intercalées de sauge et de lard ». La province nourrit la capitale. Ainsi, en janvier, des « chapons de Bayeux, de Bresse et du Mans ; du cheval de Lure, Troyes, Molsheim, Fénétrange, Cosne ; des conserves de perdrix ou de levreaux roulés de Bordeaux ; des côtelettes de porc ou de veau en daube de Saint-Malo »…  

Les manières parisiennes se diffusent dans le pays à travers des périodiques, tel Le Mercure galant, à partir de 1672. Apparition du café, type d’établissement décoré à l’orientale, dans un premier temps, avec des serveurs en pantalons bouffants, coiffés de bonnets fourrés – le Procope accédant à la célébrité que l’on sait. Aux ignorants (dont je suis), Patrick Rambourg enseigne que les « collations » ne doivent pas être confondues avec les « ambigus », ensemble de plats sucrés et salés qui, « fort en usage », dixit L’Art de bien traiter (1674), se prennent au déclin du jour. Au passage, il n’est pas inutile d’apprendre qu’à Choisy, chez Louis XV, le 6 février 1747, on sert… 54 plats ! Que les princes étrangers réclament leurs cuisiniers de Paris. Que les champignons… de Paris sont l’une de nos gloires dès le Grand siècle !  L’on savait que « Paris invente le restaurant ». Mais pas seulement : « la diversité de l’offre est déjà impressionnante dès la fin du XVIIè siècle » : guinguettes dans les faubourgs  –  telle La Courtille, chantée par Vadé, le poète ( 1720-1757) : « Voir Paris sans voir la Courtille/ Où le peuple joyeux fourmille, / Sans fréquenter  les Porcherons, / Le rendez-vous des bons lurons, / C’est voir Rome sans voir le Pape »… Rambourg l’assure : « Pullulent déjà tavernes, cabarets, auberges, hôtelleries, rôtisseurs et autres métiers de bouche », non sans préciser qu’« à l’origine, le mot restaurant désigne un bouillon de santé » : ainsi Antoine Furetière précise-t-il dans son Dictionnaire universel ( 1690) qu’« un consommé ou un « pressis de perdrix » sont de bons restaurants ». Les premiers établissements furent nommés « maisons de santé », apprend-on ! La vogue est lancée. Diderot observe qu’«on y sert bien, un peu chèrement mais à l’heure que l’on veut ».

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Le Palais-Royal devient bientôt le centre des plaisirs gastronomiques. Promenade dans « le labyrinthe des jouissances apéritives », l’ouvrage nous détaille le calendrier gourmand : janvier, mois du gibier ; mars où « la marée est dans toute sa gloire », celui du poisson ; avril, temps pascal, fête les agneaux et les jambons ; la dinde est « le rôti obligé du 11 novembre ». Notre auteur ne laisse de côté aucun aspect de la question : ni l’essor des Halles, d’abord faites de bâtiments disparates en bois ; ni la fortune des artisans de bouche et autres marchands de comestibles, telle la boutique de Madame Chevet où, servant d’enseigne, « des daims entiers pendent à la porte », ou celle de Madame Lambert, place Royale, « l’une des meilleures boutiques de fromage à la crème »

Triomphe du « discours gastronomique », au XIXe siècle : « Hors de Paris, quoiqu’on en veuille dire, / On peut manger, mais on ne dîne pas », versifie un poète gastronome en 1803. Saviez-vous que la gloire de la truffe connaît son apogée dans les années 1820 ? Revisitant les temples de la gastronomie sous l’ombrelle de Brillat-Savarin, l’auteur fameux de la Physiologie du goût, notre cicérone entraîne son lecteur de Very à Beauvilliers, des Trois Frères Provençaux au Rocher de Cancale, du café des Mille Colonnes au café de Chartres, en passant par l’impérissable Véfour, les plaisirs se déplaçant progressivement du Palais Royal vers les Grands boulevards (café Anglais, café de Paris…). Ce, quoique Magny, rive gauche, table fort appréciée des frères Goncourt ou de Théodore de Banville, restât sous ses dehors modestes le sérail de la matelote, des écrevisses à la bordelaise et du chateaubriand…

En parallèle s’impose la pratique du dîner en ville, dont l’heure peu à peu se retarde : « les gens du monde se couchent à trois ou quatre heures du matin », au sortir des festivités. Chez le Second consul Cambacérès, « hiérophante de la gastronomie moderne », défilent « un millier de personnes », le service comptant chez lui « cinquante à soixante servants en livrée, drap bleu avec revers de velours de même nuance et galons d’or ». Suivons le célèbre Guizot, qui mande à sa fille : « je dîne aujourd’hui chez Broglie, demain chez Lavergne, dimanche chez Mme Lenormant, lundi chez Hébert, mardi chez Mme de Saint-Aulaire, mercredi chez Mme Decazes, jeudi chez Mme Mollien et vendredi chez Broglie. Je ne me ruinerai pas chez les restaurateurs ». Le pingre pique-assiette assure qu’Adolphe Thiers « a le meilleur cuisinier de Paris ».  Une « civilité de la table » se diffuse bientôt dans le pays – tout un art. Pour Alexandre Dumas, « la conversation doit étinceler avec les rubis des vins d’entremets, elle doit prendre une suavité délicieuse avec les sucreries du dessert et acquérir une vraie profondeur au café ».

L’école de Paris déverse son raffinement dans « la nouvelle élégance des boutiques de bouche » aux étalages somptueux tandis que, petit à petit, la capitale, dotée par ailleurs d’une hôtellerie de luxe dont le pouvoir d’attraction ne cesse d’enfler – cf. le Grand hôtel du Louvre (1855), le Scribe (1863),  le Ritz (1898), certains établissements dotés de tables d’hôtes renommées – se couvre de restaurants « à prix fixe » ou « à la carte », mais aussi, ce dès le milieu du XIXè siècle, de « bouillons » (cf. Chartier) ou « crèmeries » populaires (la plus connue : la crèmerie Belge, rue Mazarine), ouverts à toutes les couches de la société. Et enfin, d’innombrables pâtisseries ! Jusqu’à devenir la capitale mondiale des plaisirs de bouche. « L’art décoratif se [mettant] au service de la gastronomie », la Belle Époque constitue sans doute l’acmé de cette opulence du palais (à tous les sens du mot). Crillon (1909), Lutetia (1910), Plaza-Athénée (1911), Royal-Monceau (1928), Georges V ( 1928) : toutes ces adresses fastueuses sont nées en moins d’une décennie !

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Les réjouissances républicaines s’ébattent aussi sur les terrasses (elles sont déjà dix-mille en 1913 !), tandis qu’un engouement pour le régionalisme culinaire se fait jour dans l’entre-deux-guerres. Sans compter que l’exotisme colonial remplit les assiettes de riz d’Indochine, de couscous d’Algérie, de phacochères de Mauritanie ou de poules de Sénégambie…  Prémices du fooding cosmopolite, ou de l’actuel retour de la cuisine de rue, sous l’appellation de food trucks ? Adossée à la starisation des chefs (Rebuchon, Senderens, Passard…), notre capitale étoilée, par chance, n’a pas encore tout à fait sacrifié la merveilleuse floraison de ses bistrots – venu de l’argot, le mot date de 1884 – à l’emprise exogène, répulsive et tentaculaire du fast food, importation yankee si lamentablement prisée par la frange la plus acculturée de notre population.

Au demeurant, un irénisme bienveillant retient l’optimiste Patrick Rambourg de prendre position contre un certain dévoiement de l’authentique tradition gastronomique. « Les saveurs exotiques infusent donc les cuisines des restaurants parisiens, et la capitale se fait aussi plus japonisante », constate-t-il, pour nous affirmer in fine que « le Paris culinaire est à la fois multiple, divers, identitaire et universaliste ». On ne demande qu’à le croire sur parole.

Patrick Rambourg, Histoire du Paris gastronomique, du Moyen Âge à nos jours (Éditions Perrin), 400 pages, 24€. En librairie.

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