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Le travail ne rend pas libre


Le travail ne rend pas libre

jacques ellul travail

« Arbeit macht frei » : de la sinistre inscription à l’entrée du camp, demande Ellul, avons-nous, modernes, retenu quelque chose ? Avons-nous saisi ce qu’elle disait de notre monde, non pas en tant qu’il serait nazi, évidemment, mais en tant que nous communions toujours sur cette question du travail avec un axe majeur des idéologies totalitaires. Dans huit textes de Jacques Ellul rassemblés par Michel Hourcade, Jean-Pierre Jézéquel et Gérard Paul, tous trois spécialistes de son œuvre, le philosophe-théologien de la technique s’attaque avec violence au Travail comme une idole de l’époque, aux côtés de l’Argent, de l’État et de la Puissance.
L’analyse qu’il en livre est double, à la fois historique et biblique : contrairement à ce que nous croyons, avance-t-il, jamais les sociétés antérieures, depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu’au Moyen Âge, n’ont ressemblé à des enfers dans lesquels l’homme aurait travaillé huit ou dix heures par jour, pour amasser pour ou même pour seulement survivre. Cette aliénation, continue-t-il, nous la devons aux XVIIIe et XIXsiècles. Le travail est une invention bourgeoise en ceci que chacun devient un travailleur, le patron comme l’employé. Il n’y a plus de caste oisive aristocratique, chacun participe au nec-otium. Le travail est aussi une invention industrielle où l’ouvrier n’est plus décidément qu’une force de travail, extrait entièrement de toute autre forme de relation sociale et moins que jamais possesseur de ses moyens de production.[access capability= »lire_inedits »] C’est enfin une invention morale : celle d’un mauvais protestantisme anglais et hollandais, où le travail devient une vertu incontournable.
Or cela est complètement faux d’après Ellul, et surtout d’un point de vue juif et chrétien – d’un point de vue biblique en fait. Il en veut pour preuve la sagesse de Qohélet[1. Ou L’Ecclésisaste, livre de sagesse de l’Ancien Testament, connu notamment pour son « Vanité des vanités, tout est vanité ».] qui prêche ceci : « Je me suis tourné vers toutes les œuvres qu’avaient faites mes mains, et vers le travail auquel j’avais tant travaillé pour les faire et voici : tout est vanité et poursuite du vent. Il n’y a aucun profit sous le soleil. »[2. L’Ecclésiaste, II, 11.]  Bien entendu, ni Qohélet ni Ellul ne font l’apologie de la paresse : le travail comme conséquence de la chute dans le monde biblique est une contrainte imposée par Dieu à l’homme, qui ne peut donc être mauvaise. Mais Ellul rappelle que la nécessité n’a rien à voir avec la liberté : « Tout ce que ta main trouve à faire avec la force que tu as, fais-le »[3. L’Ecclésiaste, IX, 10.], dit encore Qohélet.
C’est-à-dire que, si l’homme est fait pour cultiver la terre, le Jardin, et s’il est bon qu’il s’y occupe, ce n’est pas là pourtant que son être va se réaliser. Il doit y consacrer une partie de ses heures, mais sans prétendre pour autant qu’il y gagnera, car tout est vanité, et ce n’est pas celui qui sème qui moissonnera. Le dévouement au travail ne trouve son utilité véritable que dans la gratuité, que dans la possibilité du don. C’est dans cette mécompréhension de fond que Marx – dont Ellul est l’un des plus grands spécialistes – s’est laissé prendre à l’idéologie capitaliste, idéologie que son socialisme scientifique croyait pourtant combattre. La révolution communiste représente un échec fondamental car elle ne critique pas l’ethos fondamental du monde moderne. Cet échec impose d’aller vers la vraie révolution, celle d’un monde vraiment socialiste, c’est-à-dire qui refuse l’économie de la rareté, l’économie de la rivalité pour aller vers la « non-puissance » et la convivialité.
« Mieux vaut du repos plein le creux de la main que de pleines poignées de travail – et de poursuite de vent »[4. L’Ecclésiaste, IV, 6.] : après l’Ecclésiaste, Ellul se fait le chantre de la véritable décroissance, celle des gens ordinaires d’Orwell et de Michéa, qui réhabilite avant tout l’occupation oisive, la palabre, le travail « doux », celui de la maison et de la communauté contre l’hybris productiviste libérale. Et de citer cette sordide épitaphe lue au hasard d’une pierre tombale : « Le travail fut sa vie. » Ce n’est pas le PDG de Titan qui dira le contraire.[/access]

Jacques Ellul, Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?, La Table Ronde, 2013.

*Photo : Affiche de propagande soviétique ukrainienne.

Mars 2013 . N°57

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste.

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