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La vérité du faussaire


Schématiquement, certains critiques, et pas des moindres, opposent deux Perec. D’abord, le joueur de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentiel) qui, avec Raymond Queneau, Jacques Roubaud et quelques autres, poussa l’expérience formaliste jusqu’aux limites de l’abscons pour produire des œuvres telles que La Disparition, un lipogramme en e et Les Revenentes, roman monovocal dont, au contraire, la seule voyelle est le e. Puis le Perec auteur de romans plus ou moins autobiographiques comme Les Choses, Un homme qui dort, Je me souviens, W ou le souvenir d’enfance, ou encore son recueil de rêves La Boutique obscure. Qu’il me soit permis de relativiser cette dichotomie séduisante au premier abord car, chez le minutieux artiste de la plume Perec, le fond déteint constamment sur la forme, et vice-versa. A vrai dire, toutes les correspondances, intertextualités entre les pièces du maillot perecquien, ne font pas seulement le bonheur des profs de lettres mais tissent une véritable unité artistique reconnaissable derrière les faux-semblants des jeux d’écriture.

Après sa mort prématurée, Gallimard avait opportunément édité le dernier roman de Perec resté inachevé, 53 jours, dont le titre est un hommage au temps que mit Stendhal à dicter La Chartreuse de Parme. Les inconditionnels y reconnaissent quelques marottes de l’auteur de La vie mode d’emploi : la Tunisie, où il vécut, l’amour du roman noir[1. Perec fut le co-scénariste du chef-d’oeuvre d’Alain Corneau, Série Noire, adapté de Jim Thompson.], l’obsession de la création et le thème de l’imposture.

« Tout l’art du faussaire consiste à prétendre »

C’est ce dernier ressort romanesque et psychologique que l’on retrouve avec bonheur dans le premier roman inédit de Perec qui vient d’être publié plus de cinquante ans après sa rédaction en 1959. Dès les premières pages du Condottière, le lecteur de Perec reconnaît la genèse d’une œuvre, chaque signe étant l’étape d’un jeu de pistes typiquement perecquien. Son héros, le faussaire de tableaux Gaspard Winckler poursuivra Perec jusqu’au bout : sous différentes formes, ses homonymes hanteront La vie mode d’emploi ainsi que W ou le souvenir d’enfance. Dans Le Condottière, le personnage de Winckler apparaît en congé avec lui-même, abandonné par ses parents exilés avec lesquels il n’a jamais vraiment vécu. Ses amitiés professionnelles, il compte les enfouir comme il a enterré le trésor reconstitué de Split, un de ses hauts faits de faussaire. C’est par un mélange de dépit et de lassitude pour cette vie trop confortable (« Vermeer ou Pisanello pouvaient revivre sous sa main, ou l’artisan grec, l’orfèvre romain, le chaudronnier celte , le bijoutier kirghize. Et puis après ? ») qu’il tue soudainement son commanditaire Madera, sans comprendre la raison précise de son geste.

Mais ce premier roman est surtout celui d’un défi face à l’art. Winckler se livre avant tout à la construction patiente et acharnée d’un tableau d’Antonello de Messine, élève italien de Van Eyck dont on peut admirer les œuvres à travers l’Europe, comme son somptueux Condottière au Louvre. Pendant plus d’un an, il s’escrime à retracer les yeux perçants de l’homme au portrait, son air placide et dominateur, essayant tant bien que mal de reprendre des éléments d’autres œuvres de Messine pour que le marché de l’art n’y voie que du feu. Il s’égare dans les méandres de la peinture et prend conscience que son entreprise artistique est d’abord une quête de lui-même. Dans son monologue intérieur à la deuxième personne, Winckler – tour à tour protagoniste et narrateur du roman – s’approche du personnage d’Un homme qui dort, impassible étudiant qui se retire d’un monde « qui ne lui parle plus ».

A travers les tourments existentiels de Gaspard Winckler, Perec dépeint les faussaires que nous sommes tous. Il nous rappelle que nous ne faisons que ramasser les tessons morcelés de nous-mêmes pour ébaucher notre maigre portrait. Mais après tout, falsifier son identité ou s’efforcer de la construire, n’est-ce pas synonyme ?

Georges Perec, Le Condottière (Seuil), 2012.



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