Accueil Culture Certains n’ont pas besoin de casser pour « abîmer » l’image de la France

Certains n’ont pas besoin de casser pour « abîmer » l’image de la France

L'art contemporain a sa part dans la dégradation de l'image du pays


Certains n’ont pas besoin de casser pour « abîmer » l’image de la France
LIONEL BONAVENTURE / AFP - NICOLAS MESSYASZ/SIPA - Thibault Camus/AP/SIPA

Si les images de casse sur les Champs-Elysées ne sont pas comparables au plug anal un temps installé place Vendôme, chacun a sa part dans la dégradation de l’image de la France. 


Personne n’a oublié l’inacceptable saccage de l’Arc de Triomphe par des casseurs lors de la manifestation des gilets jaunes du 1er décembre 2018. « Une atteinte à l’image de la France », avait titré Le Parisien. Personne n’oubliera non plus la défiguration des Champs-Elysées, lors des manifestations du 16 mars dernier. Dans l’un et l’autre cas, même si dans celui des Champs-Elysées ce furent les symboles du monde de l’argent et d’une presse estimée aux ordres qui furent visés, il s’agit d’une atteinte portée à notre patrimoine architectural auquel nous sommes tous profondément attachés. Les touristes étrangers peut-être encore plus que nous.

Le ministère des plasticiens

Jamais, bien entendu, nous ne mettrons ces outrages sur le même plan que celui dont est victime l’Opéra Garnier depuis la fin décembre. S’il s’agit là aussi d’une atteinte à notre patrimoine, celle-ci est de nature fort différente. En effet, l’installation de deux immenses pneus de tracteur dorés à la feuille d’or au pied du double escalier de notre opéra national n’est en rien une détérioration matérielle de celui-ci. Aucun vandalisme, aucune mise à sac, aucun dommage matériel. Si dommage il y a, il est d’un autre type, plus insidieux, et peut-être plus grave tant il paraît plus difficilement réparable. Il prend place à la suite d’une longue chaîne de dommages dont nos politiques depuis quarante ans se sont fait les complices, par lâcheté et avec une inconséquence dont ils n’ont toujours pas mesuré les effets dévastateurs sur les esprits, notamment des plus jeunes.

A lire aussi: Comment en est-on arrivé à exposer deux pneus de tracteur dorés à l’Opéra Garnier?

Ce ne sont pas les tags, les coups de barre à mine ou les flammes qui, depuis des années, portent atteinte aux lieux emblématiques de notre patrimoine, ce sont la puérilité, la vulgarité, et l’impuissance de plasticiens encouragés par le ministère de la Culture et son armée d’inspecteurs généraux de la création. Qui imagine l’un de ces inspecteurs – eh, oui ! c’est un titre et un salaire – frapper à la porte de l’atelier d’un Matisse, d’un Braque ou d’un Picasso ? Il se serait fait immédiatement jeter dehors ! Qui imagine ces mêmes artistes accepter de se faire appeler « plasticiens » par une aussi insignifiante administration ?

Pourquoi, lorsqu’on visitait l’abbaye du Mont-Saint-Michel il y a quelques années, voyait-on soudain sa propre image projetée dans la salle où l’on entrait et, lorsqu’on se penchait par-dessus les remparts, découvrait-on des espèces de méduses en tissus qui les prenaient d’assaut ? Ce n’est certes pas plus méchant que de déverser des tonnes de sable dans les salles capitulaires de l’abbaye de Maubuisson en espérant que les enfants iraient parachever ces dunes en les dévalant. Reconnaissons toutefois qu’il faut une belle dose de bêtise ou d’inculture non seulement chez les plasticiens qui présentent de tels dossiers mais également chez ceux qui se réunissent pour les examiner, les retenir et les subventionner. Il faut n’avoir vraiment rien compris à l’aventure de l’art moderne inaugurée par Manet pour en être arrivé à pareille insignifiance dans les projets culturels.

Du côté de la Rue de Valois, il faut n’avoir jamais soupçonné que les principes qui gouvernèrent hier la politique culturelle d’André Malraux prenaient leur source dans la réflexion sur l’art qu’il avait conduite depuis ses vingt ans, pour livrer la salle des Rubens du Musée du Louvre à un plasticien qui y déversera des tombereaux de pierres tombales. On se demande d’ailleurs pourquoi se trouve en poste dans ce musée une personne en charge des manifestations d’art contemporain. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit chargée, de fait, de parasiter la vocation du musée, notamment auprès des jeunes publics, puisqu’elle fut à bonne école avec le directeur du Centre d’Arts plastiques contemporains de Bordeaux qui fut attaqué devant le tribunal par une association de parents pour avoir laissé diffuser sur des écrans de télévision des scènes de masturbation. Lui-même avait enrôlé Roland Barthes, post mortem, dans l’aventure de l’art contemporain en trafiquant honteusement l’une de ses citations. Il fut finalement nommé à la tête de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris.

Le nom de la prose

On peut se demander si l’inauguration de deux pneus de tracteurs à l’Opéra Garnier en pleine crise des gilets jaunes est en mesure d’enrayer le discrédit des politiques dans l’opinion publique. Rappelons que leur auteur, plasticien assurant très certainement le rayonnement de la France à l’étranger, s’est illustré avec des enseignes lumineuses du style « mon cul, ma vie, mes couilles ».

Le « Plug anal » installé en 2014 place Vendôme par un autre plasticien, sans doute soucieux de s’adresser à la meilleure part des individus, était-il susceptible de contribuer à l’enrayement du manque de respect avec lequel nos ministres de l’Education nationale sont quotidiennement aux prises ? Il paraît que la Commission culture, éducation et communication du Sénat n’avait pas souhaité s’exprimer sur le sujet de peur qu’on puisse lui reprocher de prôner un retour à l’ordre moral. Avec une pareille inquiétude chez nos parlementaires, la restauration du respect à l’école est devenue un défi aussi peu relevable que celui de la quadrature du cercle. D’autant que ces parlementaires ont un argument imparable : « Que faites-vous de la liberté d’expression ? »

Quelle misère ! Il est vrai qu’en permettant au plasticien McCarthy d’installer son plug anal sur une des plus belles places de Paris, à Claude Lévêque, ses pneus au Palais Garnier, à Manzoni, sa « merda d’artista » au Centre Pompidou, ce sont les portes de la liberté d’expression qui ont été ouvertes en grand dans notre pays. On ne pouvait solliciter que ces plasticiens ! Personne d’autre ! Aucune autre liberté d’expression ne s’était présentée au guichet ! Aucune autre ne s’était vue fermer la porte au nez par un inspecteur général de la création ! D’ailleurs tout autre candidat n’aurait pu être qu’un infréquentable partisan du retour à l’ordre moral. C’est tellement évident !

« N’écoutez pas ce que je dis, regardez ce que je fais ! »

Afin que soit examinée cette aveuglante évidence, j’ai adressé une lettre le 1er février dernier au président du Sénat dans laquelle je lui proposais de mettre en place une commission d’enquête. « La question qui intéresse nos concitoyens, lui disais-je, n’est pas de savoir si, devant cette paire de pneus en or, vous partagez leur indignation ; si vous aimez cette installation ou si vous la détestez. (…) La question qui intéresse les Français n’est pas là. Il s’agit, Monsieur le président, de l’Opéra national (dont le directeur est nommé par le ministre) et peut-être de l’argent public, celui des contribuables. Peut-être cet argent, s’il est public, a-t-il été correctement utilisé conformément aux règles en vigueur, peut-être le projet s’est-il imposé pour les 350 ans de l’Opéra avec une nécessité si évidente qu’il n’y a rien à redire. Eh bien, c’est de cela que nous aimerions être assurés. »

Une copie de cette lettre fut également adressée à la présidente de la commission Culture de cette assemblée, Catherine Morin-Desailly. Aucune réponse. Ni de l’un, ni de l’autre. Le président du Sénat Gérard Larcher, troisième personnage de l’Etat, fut pourtant un des premiers à appeler les gilets jaunes à passer des ronds-points aux tables rondes. Six semaines après avoir reçu la lettre, il n’a toujours pas répondu. On peut citer le philosophe Henri Bergson : « N’écoutez pas ce que je dis, regardez ce que je fais ! »

Eût-ce été à ses yeux commencer de donner raison à tous ceux qui depuis des années dénoncent l’imposture de l’art contemporain et sa financiarisation que d’envisager une commission d’enquête ou d’organiser une audition du ministre ? Eût-ce été se mettre à dos ses amis centristes qui tiennent la commission Culture et hypothéquer ainsi leur soutien lors du renouvellement de sa candidature à la présidence ? Beaucoup de Français en ont assez de ces petits jeux. Ils attendent que les élus sortent de toute urgence de ces sables mouvants de la politique politicienne dans lesquels le pays s’enlise élection après élection. Ils attendent qu’un président de la Haute Assemblée, prétendument gaulliste, ne se contente pas d’aller sur les pas du général De Gaulle en Irlande à l’occasion du 50ème anniversaire de son départ du pouvoir. Ils attendent qu’il assume la France et sa situation préoccupante avec conscience et courage.

« Merda d’artista » et DJ party de l’Elysée

Mais il est clair que Gérard Larcher ne mesure pas, comme nombre de ses collègues hier et aujourd’hui, combien ces pneus de tracteur, ce plug anal, cette sodomie géante sur la piazza du Centre Pompidou, ce Vagin de la reine dans les jardins de Le Nôtre, cette monumentale paire d’escarpins dans une salle du Château de Versailles, ce chaos de dalles funéraires au Louvre, ces boîtes de « merda d’artista » au Musée national d’art moderne, abîment les esprits et coupent insidieusement l’herbe sous les pieds du ministre de l’Education nationale en place. Aux prises avec la disparition de plus en plus inquiétante chez les élèves du respect des enseignants et des contenus d’enseignement, celui-ci ne peut que s’arracher les cheveux  en constatant le soutien que les politiques ne cessent d’apporter, par lâcheté et par ignorance, à la puérilité, la stupidité et la vulgarité. En un mot, au nihilisme.

Rentrant précipitamment de son week-end à la neige, le président de la République a eu beau jeu de déclarer : « Nous avons aujourd’hui des gens qui essayent par tous les moyens (…) d’abîmer la République pour casser, pour détruire au risque de tuer. » Mais qu’abîme-t-il, lui, quand, pour la fête de la musique, il invite dans la cour du palais de l’Elysée un groupe électro dont le DJ arbore sur son T-shirt ce slogan : « Fils d’immigrés, noir et pédé » ? Et la ministre de la Culture qu’il avait nommée, qu’abîme-t-elle quand sa maison d’édition publie un livre sur Van Gogh dans lequel on nous explique que ceux qui pensent que « Van Gogh était pauvre et peu intéressé par les finances » seront surpris, « car, en vérité, Van Gogh était un privilégié, obsédé par l’argent et la réussite (…) un génie du placement financier (…) qui commercialement a certainement eu raison de se suicider ».

Oui, les casseurs qui « abîment la République » doivent être poursuivis et condamnés. Mais ceux qui abîment insidieusement la cohésion nationale avec une inacceptable invitation dans la cour de l’Elysée destinée sans doute à faire progresser le Rassemblement national, ceux qui abîment le consensus autour du patrimoine architectural de l’Opéra avec une paire de pneus en or inaugurée en pleine crise des gilets jaunes, ceux qui abîment l’admiration portée à un de nos plus grands peintres par une ignominie qui aimerait dédouaner le marché de l’art contemporain, ceux qui abîment ainsi la France, n’abîment-ils pas, sans casser, beaucoup plus que la République ? Nous n’avons pas besoin d’un grand débat national. Des réponses aux questions que je posais dans ma lettre suffiraient à rappeler la vocation du ministère de la Culture, en dissipant la démagogie et la confusion qui l’inspirent depuis trop d’années.

Cette lettre a eu les honneurs de Beaux-Arts Magazine. Nicolas Bourriaud, qui fut chef de l’inspection de la création artistique au ministère de la Culture puis directeur de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts, lui a consacré la page entière de sa chronique mensuelle. Laissons de côté le fait qu’il passe sous silence son objet, à savoir l’organisation d’une commission d’enquête au Sénat. L’important est ailleurs. Je n’aurais, écrit-il, « pas compris qu’en faisant passer en contrebande la boue des cours de ferme sous les lambris de l’opéra, Lévêque utilise la feuille d’or comme on joue de l’ironie ». Puisque, lorsqu’on « inspecte la création », on a le droit de dire n’importe quoi, pourquoi ne pas dire qu’il s’agit tout bonnement d’une œuvre engagée qui entend dénoncer la cupidité de céréaliers qui se font des pneus en or sur le dos de leurs saisonniers. J’ai donc écrit à Fabrice Bousteau, rédacteur en chef du magazine, pour lui proposer de répondre dans ses colonnes. Lui non plus ne m’a pas répondu. Il avait pourtant été mandaté pour organiser, dans le cadre du grand débat national, le grand débat de la culture à l’Ecole des beaux-arts avec le concours de la Fondation du Patrimoine.

Claude Lévêque a de beaux jours devant lui. Pourquoi ne demanderait-il pas à un joaillier de la place Vendôme de monter ses pneus de tracteur en boucles d’oreilles ? Il y a sûrement pour pareil snobisme une clientèle mondialisée. Attention toutefois aux casseurs ! A la suite de quoi, il pourrait actualiser sa lumineuse enseigne : « mon cul, ma vie, mes couilles », en y ajoutant : « en or ».



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Ancien collaborateur parlementaire, Jérôme Serri est journaliste et essayiste. Il a publié Les Couleurs de la France avec Michel Pastoureau et Pascal Ory (éditions Hoëbeke/Gallimard), Roland Barthes, le texte et l'image (éditions Paris Musées), et participé à la rédaction du Dictionnaire André Malraux (éditions du CNRS).

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